Manifeste de l'hypermonde (suite)

Pierre Berger: Les technologies de base de l'hypermonde sont disponibles

Les formes les plus spectaculaires de l'hypermonde restent encore fort coûteuses. Le dialogue entre le père Di Falco et la conservatrice du musée de Cluny dans une reconstitution électronique de la célèbre abbatiale exigent encore des moyens que seuls de généreux sponsors peuvent fournir.

Mais cette situation évolue rapidement. A la fin de 1993, plusieurs constructeurs présentent des
lunettes vidéo à bas prix (autour de 1000 F), donc accessibles au commun des consommateurs occidentaux.

En réalité, nous avons tous déjà un pied dans l'hypermonde, à des degrés divers. La moyenne d'entre nous passe plusieurs heures par jour devant son téléviseur. Et une autre devant l'écran de son poste de travail.

Les technologies essentielles sont toutes basées sur quelques produits produits désormais en grandes masses. Par millions et demain sans doute par milliards. Les "puces" animent tous nos appareils, toutes nos machines. Les réseaux les font communiquer sur toute la planète et dans tout l'univers pénétré par nos satellites ou le rayonnement de nos antennes.

Pour autant, ces technologies ont leurs limites. Certaines ont des chances d'être rapidement dépassées, d'autres pourraient bien rester infranchissables pendant encore plusieurs décennies, malgré la rapidité des progrès techniques.

Parmi les points relativement urgents et en bonne voie de progrès, notons
- la qualité des écrans, qui sont encore loin des aptitudes du papier tant pour le confort de l'oeil que pour la puissance des effets graphiques (contraste, brillance/matité),
- la disponibilité de réseaux de télécommunications efficaces et surtout bon marché quelque soit la distance; actuellement, les prix pratiqué par les opérateurs privés ou publics limitent encore sensiblement les possibilités pratiques de l'hypermonde, tant pour la vie professionnelle que privée. Une connexion permanente de niveau Numeris suffirait à un haut degré de télé-virtualité. Elle reste encore très au-delà des budgets raisonnables.

Parmi les points évoluant rapidement, mais dont les besoins potentiels sont si immenses qu'il ne faut guère espérer les voir rassasiés dans l'horizon prévisible, notons principalement les puissances de traitement et les volumes de stockage. Le taux des progrès dans cette voie détermineront celui de la construction de l'hypermonde, de son développement, de son intégration, du taux de saturation sensorielle qu'il offrira et, last not the least, la qualité des univers qu'il nous présentera et des interactions qu'il nous proposera.

Enfin, restent encore largement hors de portée tous les traitements basés sur la langue naturelle. Malgré les espoirs formulés il y a trente ans et les considérables travaux menés pour y parvenir, les résultats restent bien maigres. La traduction automatique d'une langue à l'autre ou le dialogue en langue naturelle avec la machine restent des fantasmes plus que des réalités. Heureusement, ce point n'est pas d'une importance cruciale pour le développement de l'hypermonde. Il tirera profit des progrès en la matière, mais pourra aussi bien s'en passer.

Les technologies de l'information convergent

L'hypermonde constitue bien "un monde", car les technologies de l'information convergent. Leur intégration va de pair avec leur multiplication et leur développement.

A la fin du XIXe siècle, nos pères disposaient d'une vaste gamme de technologies de l'information:

- l'imprimerie poursuivait un rapide développement depuis son invention à la Renaissance. Outre le livre, la grande presse développait les grands tirages grâce à des innovations comme la Linotype et le rotative
- la photographie devenait peu à peu monnaie courante, elle étendait ses capacités de mémorisation au mouvement avec le cinématographe, abordait le relief et s'essayait même déjà à la couleur;
- le phonographe enregistrait la musique et les discours
- les machines à calculer facilitaient le travail des ingénieurs et des comptables
- la carte perforée laissait présager une multiplicité d'applications par ses succès dans le recensement américain de ..., et dans quelques applications techniques comme le métier Jacquard
- les câbles de télécommunications couvraient la planète d'un réseau de plus en plus dense, complété par la TSF

Mais tous ces moyens restaient radicalement isolés les uns des autres. Au point que la presse publiait des gravures redessinées d'après des photographies, que le télégraphe et le téléphone employaient des réseaux distincts, que tout calcul se faisait à la main à partir du papier et pour le papier.

L'intégration s'amorça entre les deux guerres: cinéma parlant, et même télévision (inauguration de la Télévision française en 1939), combinaison du calcul et des fichiers de cartes perforées (toutes les grandes applications de l'informatique de gestion, de la paye à la production, sont connues dès cette époque).

Mais Von Neumann, en explicitant les principes des ordinateurs modernes, posa les bases théoriques et pratiques d'une intégration en profondeur: tous les types de données (numériques, alphabétiques, sonores ou graphiques) mais aussi toutes les opérations, logiques, mathématiques ou automatiques (machines-outils) peuvent se décrire et s'ordonner à partir de données et d'instructions binaires.

Nous voyons aujourd'hui se parachever l'intégration de toutes les technologies de l'information autour de quelques dispositifs techniques standards: microprocesseurs, réseaux de communication, mémoire et entrées-sorties. L'appareil de photo, le téléphone, le magnétoscope aussi bien que le robot ou le lave-vaisselle emploient les mêmes types de "puces" et communiquent sur les mêmes "réseau numériques à intégration de services".

Par conséquent, tous les domaines informationnels fusionnent pour constituer un monde toujours plus cohérent et plus étroitement interconnecté.

L'hypermonde n'est pas un concept isolé

Le mot "hypermonde" n'apparaît pas isolé dans un désert conceptuel. Partant de l'expression "réalité virtuelle", que nous avons considérée comme trop négative, sinon contradictoire dans les termes mêmes, nous proposons un mot positif, presque trop (on reproche parfois au club de l'hypermonde de se donner d'emblée une image trop prétentieuse").

Le préfixe hyper est apparu en informatique avec le concept d'hypertexte, forgé par Ted Nelson pour exprimer la richesse des structures et des navigations qu'apporte l'ordinateur par rapport à la linéarité du texte traditionnel sur papier. Dans un hypertexte, à partir de certains mots d'un texte affiché, on peut se brancher sur des explications, d'autres mots, des programmes entier. Organiser son utilisation du texte selon les besoins, exploiter sa sémantique profonde... à condition tout de même que l'auteur, ou un spécialiste, ait préparé les branchements.

Le concept s'est depuis généralisé en conservant le même préfixe, avec notamment les "hypermédia", pour s'assimiler l'image et la vidéo. L'hypermonde pousse l'idée à sa limite. Il associe ainsi la puissance d'immersion de la réalité virtuelle et la richesse structurelle et navigationnelle de l'hypermédia.

On pourrait, de même, parler plutôt d'hyper-entreprise que d'entreprise virtuelle. Le terme d'entreprise étendue va dans le même sens.

Les Américains emploient, dans un sens très proche, le terme de "cyberspace", qui à nos yeux renvoie un peu trop aux vieilles idées cybernétiques du milieu du siècle avec ses calculateurs "géants" et ses robots peu sympathiques. Mais l'orientation est semblable.

L'hypermonde peut se concevoir comme un prolongement et une généralisation de la bureautique, voire de l'informatique en général. Il donnera une importance croissante à leurs volets communicationnels, au groupware (collectique).

Du fait de son immatérialité comme de son caractère futuriste, l'hypermonde est parfois perçu comme un monde "spirituel", à rapprocher de la vogue actuelle du "New Age". Mais la ressemblance s'arrête là. Certes l'hypermonde est ouvert à toutes les formes de spiritualité. De même que la galaxie Gutemberg puis la galaxie Marconi se sont ouvertes aux religions comme aux sectes et aux idéologies.

En lui même, l'hypermonde est aussi "neutre" et "laïc" que n'importe quel espace. Comme l'était l'Amérique et le Far-West pour les passagers du Mayflower et les millions d'immigrants qui les suivirent. Il n'est pas impossible que ses structures, sa géographie même en quelque sorte, favorisent ou stérilisent certaines formes de philosophies et de culture. De même que l'Amérique a donné finalement des formes spécifiques aux mouvements intellectuels et spirituels qui y ont débarqué ou s'y sont développés. En toute hypothèse, nous ne pouvons le prévoir a priori.

L'hypermonde seule porte de salut écologique

Il ne suffira pas, pour conserver à la planète une atmosphère respirable, une eau potable et des conditions climatiques satisfaisantes, de modérer un peu la consommation des pays les plus développés... et d'interdire aux autres, c'est à dire la grande majorité, d'accéder aux ressources les plus avancées de la technologie et de la civilisation.

Or il n'est pas imaginable de donner à dix milliards d'êtres humains un niveau de vie comparable à celui des Etats-Unis ou de l'Europe, dans le sens où s'entend aujourd'hui le niveau de vie. C'est à dire avec une consommation effrénée (malgré quelques efforts) d'énergie, de béton, de produits chimiques en tous genres.

L'hypermonde nous permet de dépasser le discours négatif, malthusien ou excessivement ascétique, des doctrines écologiques courantes.

Dans l'hypermonde, en effet, la croissance reste possible, et au delà des limites imaginables aujourd'hui, et sans fortes consommations matérielles. Doter tous les Africains et tous les Asiatiques d'une automobile puissante, c'est condamner la planète à l'asphyxie. En revanche, rien n'empêche de donner tous, dans des délais raisonnables, des moyens relativement puissants d'accès à l'hypermonde: lunettes, calculateurs, mémoires, canaux de communication.

Mais l'hypermonde permet aussi sinon de supprimer, du moins de réduire considérablement le rôle du papier dans notre culture et notre civilisation. C'est déjà largement chose faite dans la vie privée. dans la mesure où les humains passent plus de temps avec leurs téléviseurs, leurs machines de jeux, leurs walkmans, leurs minitels et leur micro-ordinateurs que dans les livres et les journaux.

Il en va progressivement de même dans la vie professionnelle: le bureau sans papier est une vue théorique: on supprimera les bureaux de pair avec la disparition du papier. Le bureau, invention contemporaine du papier comme de la comptabilité en partie double, va peu à peu se réduire, au profit de diverses formes de télétravail et d'autres types d'activités.

Tout l'organisation de la vie personnelle et sociale, professionnelle, familiale de loisirs va donc peu à peu s'écarter de ses structures actuelles basées sur la localisation des activités dans des immeubles et des zones spécialisées. Cette organisation, favorisée pendant la première moitié du siècle par les transports en commun et par la suite par l'automobile, est source de consommations importantes d'énergie, et exige des constructions redondantes d'immeubles et d'infrastructures de transport.

L'hypermonde ne fera disparaître totalement ni le papier ni les transports physiques de personnes. Mais il les ramènera progressivement à leurs usages minimaux et essentiels, porteurs de valeur d'efficacité réelle, de plaisir ou de tradition culturelle.

L'hypermonde permettra à tous de connaître de mieux en mieux la nature dans ses aspects les plus variés sans mettre en péril des espaces dont on sait de mieux en mieux la fragilité, qu'il s'agisse de zones désertiques ou forestières ou, sur le plan culturel, de cultures tribales ou en tous cas différentes.

Ainsi que le commandant Cousteau en a donné l'exemple, nous pourrons connaître et faire connaître la totalité de la planète en ne la dérangeant qu'exceptionnellement. Non que le contact disparaîtra. Bien au contraire. Pour être plus rare et plus discret, il ne sera que plus intense. Nos Pères, plus proches que nous de la nature d'une certaine façon, ne l'ont pas moins détruite à certaines époques sans grand discernement. Et il ne suffit pas d'être né à la campagne pour en apprécier en profondeur la réalité. Pour un Fabre ou un Pagnol, combien d'ignorants trop occupés à s'enrichir, ou simplement à survivre, pour avoir le temps de savourer la beauté d'une toile d'araignée ou d'une cascade pure.

C'est la civilisation qui a inventé la nature, non le contraire. Et l'hypermonde ne fera que la magnifier encore, de la porter parfois au delà d'elle même tout en la respectant comme un trésor de plus en plus sacré.

Enfin l'hypermonde, ouvrant largement de nouveaux espaces, supprimera le besoin, ou disons plutôt le fantasme, d'une évasion de l'humanité dans l'espace interplanétaire voire interstellaire, qui ne peut satisfaire que les auteurs de science-fiction ou quelques milliardaires irréalistes.

Sur notre bonne Terre, toujours plus propre et plus agréable, nous aurons largement de quoi grandir, à condition de le faire dans l'hypermonde et non plus dans le sens des extensions territoriales qui motivaient nos pères, et qui les conduisirent plus souvent aux tueries massives qu'aux explorations pacifiques.

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