Manifeste de l'hypermonde (suite)

Daniel Martin: Hypermonde et emploi

Depuis une dizaine d'années, le monde s'est engagé dans une course de plus en plus rapide à la productivité. Nous savons aujourd'hui produire plus de nourriture et plus de marchandises industrielles par travailleur qu'à quelque époque que ce soit dans le passé. Cette course à la productivité s'appuie d'abord sur un développement sans précédent des possibilités du commerce, plus rapide, moins cher et possible partout. Mais elle s'appuie aussi et surtout sur le développement des échanges d'information: tout se sait, partout et tout de suite. L'hypermonde est partout présent, actif et influent.

Déjà, dans notre société occidentale, la majeure partie des employés administratifs utilisent un ordinateur. Mais, en informatique plus qu'ailleurs, l'hypermonde transforme le travail quotidien. Depuis le début des années 90, nous savons de plus en plus intégrer des applications informatique, même si les programmes ou leurs données résident dans des ordinateurs différents. Les ordinateurs sont reliés en réseau, et leurs applications communiquent pour échanger des services et des données. Nous sommes arrivés au point où les ressources informatiques de traitement, de stockage et de communication ne peuvent plus être localisées dans une machine particulière: elles sont dans le réseau, qui se comporte comme un fournisseur global de ces ressources.

La communication entre l'homme et ses ressources informatiques a elle-même changé. Aujourd'hui, on utilise de plus en plus des écrans multi-fenêtres de grande taille. Chaque fenêtre permet de communiquer avec une ressource particulière: programme de calcul, table de données, texte ou boite aux lettres électronique. L'homme peut ouvrir plus ou moins de fenêtres, c'est dire faire plusieurs choses à la fois. Il peut ainsi accéder à plus d'informations, à plus de ressources de traitement. Il peut aussi créer des effets de synergie entre ces informations et ressources, en combinant les données de plusieurs fenêtres par des opérations appelées "copier-coller".

Depuis la naissance, le cerveau de l'homme est fait pour manipuler une quantité d'informations qui correspond à son champ de vision, soit environ 50 cm de largeur à la distance où il voit un écran. Aujourd'hui, les écrans de grande taille permettent enfin de voir suffisamment d'informations à la fois: l'homme peut faire son travail intellectuel de synthèse mieux qu'il n'a jamais pu le faire. Et, de plus en plus, la communication textuelle avec l'ordinateur est complétée par une communication graphique, voire sonore et vidéo.

En plus des progrès de la communication homme-machine, l'hypermonde améliore la communication entre les hommes. Aujourd'hui, les réseaux informatiques offrent des outils de communication et de travail en groupe permettant de partager des fichiers et des agendas. Ils permettent aussi de dialoguer en temps réel, grâce à des mécanismes qui synchronisent l'affichage du contenu d'une fenêtre qui apparaît sur l'écran de chaque participant à une conversation: les divers participants sont sur une même ligne téléphonique, et à un moment donné l'un deux fait apparaître des informations (données, texte, image) dans une fenêtre de son écran. Ces mêmes informations s'affichent alors dans la fenêtre synchrone de chacun des écrans des participants, qui peuvent suivre le discours et y répondre, verbalement et en faisant apparaître des informations à eux dans la fenêtre commune.

La disponibilité de plus d'informations, d'informations plus intégrées, de moyens plus efficaces de raisonner et de communiquer permet d'élargir les responsabilités de chaque poste de travail. L'exemple suivant va le montrer.

Avant l'hypermonde, un premier poste de travail relié à un ordinateur de gestion commerciale saisissait les commandes le lundi. Les commandes étaient transmises la nuit suivante à un ordinateur de gestion de production (relié au premier, mais non intégré avec lui), dont un second poste de travail effectuait l'ordonnancement des commandes le mardi. Les résultats d'ordonnancement étaient transmis la nuit suivante à l'ordinateur de gestion commerciale, où un troisième poste de travail s'en servait le mercredi pour créer les confirmations de commande à envoyer aux clients.

Ce circuit administratif en trois étapes imposait un délai de deux jours pour traiter une commande. Et encore, lorsqu'il n'y avait pas de problème: les commandes habituelles étaient mises de côté jusqu'au vendredi, pour que les trois personnes concernées puissent discuter de la manière de les saisir, de les ordonnancer et de répondre au client.

Depuis l'arrivée de l'hypermonde, on a formé certaines personnes à saisir, ordonnancer et confirmer les commandes, et on leur a fourni de grands écrans où elles peuvent effectuer les trois opérations successivement en une demi-heure par commande. Il a aussi fallu rendre les applications des deux ordinateurs "interopérables", pour qu'elles se transmettent instantanément les commandes. Mais le délai administratif est passé de deux jours à une demi-heure, et la société a gagné des parts de marché. Elle a aussi pu économiser des heures de travail, car le temps passé par le deuxième et le troisième poste de travail à prendre connaissance de ce qu'avai(en)t fait le ou les poste(s) de travail précédent(s) n'était plus nécessaire. Une personne qui ordonnançait ou confirmait une commande venait de la saisir, l'avait en tête et encore dans une fenêtre sur son écran. A cette première économie s'en est ajoutée une seconde: l'économie des réunions du vendredi. En effet une personne qui avait sur son écran toutes les informations nécessaires pour décider comment traiter une commande inhabituelle, et l'autorité pour le faire, n'avait plus besoin d'en discuter avec les autres. L'hypermonde transforme donc le travail en apportant la productivité et la réactivité.

Cette transformation a lieu dans un contexte de concurrence acharnée, de commerce développé et de sur-information sur les produits et services disponibles. Elle conduit automatiquement à la suppression des activités routinières de postes de travail à faible valeur intellectuelle ajoutée, à faible pouvoir de décision par synthèse. Ce genre d'opération peut être délocalisé dans un pays à niveau de vie inférieur, qu'il s'agisse de production industrielle ou de travail à un bureau. On cite ainsi les économies considérables que réalise Swissair en délocalisant sa comptabilité aux Indes. On peut dénoncer les méfaits de la délocalisation, mais la concurrence la rend inévitable.

En même temps que des emplois sont détruits, d'autres emplois, hélas moins nombreux, sont créés. Ils exigent plus de qualification et surtout plus d'initiative, plus de responsabilité individuelle. Cette création d'emplois primaire est accompagnée de créations secondaires: il faut plus d'informaticiens et plus de formateurs qu'avant l'hypermonde.

La transformation permanente des organisations facilité, voire provoquée, par l'hypermonde, engendre à son tour un climat d'instabilité dans l'ensemble de la société. Nul n'est plus sûr de son avenir, parfois même à moyen terme. On ne peut plus prendre le risque de s'arrêter d'apprendre, de compléter sa formation pour suivre l'évolution du métier. Malheur aux cadres déqualifiés, en concurrence avec des gens plus jeunes, à la compétence plus actuelle... et moins chers. Malheur aux cadres insuffisamment disponibles pour voyager, pour déménager ou pour changer de méthodes de travail. Même certains fonctionnaire sont menacés: de plus en plus, dans l'enseignement supérieur scientifique ou la recherche, des postes de travail sont pris par des étrangers venant d'Afrique francophone ou des pays de l'Est, qui acceptent les salaires offerts, plus facilement que des Français.

Ainsi va l'hypermonde, créant ici des emplois et en détruisant là, transformant le travail partout. Rien de sert de refuser cette réalité, d'en dénoncer les méfaits. Si un pays prend du retard sur le plan informatique, sa productivité baisse et il perd encore plus d'emplois. Une statistique récente montre une forte corrélation entre le taux d'informatisation et la productivité administrative. C'est ainsi qu'un employé de banque américain est bien plus productif que son homologue allemand, mais aussi plus mobile, plus réactif et plus disposé à s'adapter aux changements.

Cette évolution de l'attitude personnelle vers l'ouverture s'accompagne d'une évolution des comportements socioprofessionnels. On est moins syndiqué, plus individualiste, parfois plus égoïste. Comme l'homme fait de moins en moins confiance au groupe pour l'aider, il est de plus en plus sûr de son impuissance devant des phénomènes économiques qui le dépassent, et sur lesquels nul n'a de prise. De plus en plus de gens, et singulièrement des jeunes, se sentent rejetés et laissés pour compte. En tant qu'informaticien depuis 1967, j'ai constaté au fil des ans, parmi les gens que je rencontre en travaillant, qu'il y a de plus en plus de gens passionnés par leur métier et heureux de le pratiquer, même s'il les abrutit de travail et ne leur laisse jamais de repos. Et j'ai aussi remarqué de plus en plus de gens qui ont décroché, qui ont perdu l'espoir de gérer leur carrière, que leur travail quotidien ennuie ou angoisse. Les premiers sont acteurs de l'hypermonde, les seconds en sont victimes.

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