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Maintenant l'Hypermonde (suite)


Célébration de l'objet

- Mais pourquoi ce vieux mot d'objet occupe-t-il le devant de la scène informatique depuis les années 80, et a-t-il selon vous pris une telle palce au coeur de l'hypermonde?

- Il a prouvé son exceptionnelle aptitude à synthétiser des concepts jusque là épars. Et, dans ce voyage que vous faites en hypermonde, il fait équilibre au narcissisme qui semblait nous envahir du fait de l'immatérialité de l'hypermonde. Mais commençons, si vous le voulez bien, par un poème en son honneur. Par une célébration de la naissance de l'objet au creux du désert.

La marque sur la steppe

La steppe immense et grise. Je marche. Derrière moi, la longue trace de mes pas. Sur mes pieds, la poussière du chemin. Je marque la terre comme l'escargot de sa bave, comme le météorite y inscrit son cratère.

Je peux marquer à dessein. L'animal l'a fait avant moi. Urine et crotte. Glandes spéciales de certaines antilopes, qui en frottent branches et feuilles pour délimiter leur territoire. Puis les murs et les bornes de l'agriculteur, du guerrier. Je peux aussi marquer des objets, des animaux, voire mes semblables et moi-même, mon corps. Mes armes, mon symbole. Fer rouge sur la croupe de mes boeufs, drapeau sur mon fort, tatouage, peinture de guerre, fard sur les joues et bijou au poignet de ma bien-aimée. Message rudimentaire ou débordant. Voyez héraldique. Dépassement du caractère impératif, amorce d'une objectivité.

Mais, à marquer, je m'engage. On ne marque un territoire que pour l'occuper. Fidélité au terroir. On s'occupe de ses bêtes. Et l'on fait la cour à sa compagne, si on veut la garder.

Marque, persistance en moi et sur l'autre de notre rencontre. Marque, qui va devenir objet par émergence progressive sur le fond, et par affranchissement par rapport à moi-même.

Emergence progressive et détachement du fond.

Trace, puis signe de piste, borne, tas de pierres.

Dessin dressé hors du sol. Puis un jour, mobile, l'ardoise, la tablette, le papyrus, le papier. Je peux l'emporter.

La représentation devenue objet

Chose éloignée de moi, aussi. Mon pas dans la poussière n'était que le mien. Ma marque sur un objet peut être décoration, mieux, message lancé à la cantonade, dans l'espace découvert des endroits où ira l'objet. Jusqu'à cet or devenu monnaie anonyme par l'estampage d'un profil princier puis, plus anonyme encore, les emblèmes d'une république.

L'objet s'éloigne de moi. Il prend ses distances.

Je peux le donner ou en rester propriétaire, mais il n'est plus partie de moi. Les autres, toi, lui, ont le même pouvoir. Chosifiée, la représentation est devenue indépendante, à son échelle. Autonome, elle s'allège pour mieux courir. Elle change de support: papyrus, plus portable que la tablette, et surtout que la stèle. Papier, puis trait submicronique sur le silicium, puis onde pure. Immorale, aussi, moqueuse comme un petit Eros,

L'objet grandit

Autonome, elle s'étend, pour mieux représenter encore. Représenter des objets de plus en plus nombreux et variés, une part de plus en plus grande de l'univers. Elle appuie son expansion sur mes conquêtes. Les Gaules, le Nouveau Monde, et jusqu'au cosmos, portée par les sondes interplanétaires. Pour représenter mieux, avec plus de détails. Sans quoi, il suffirait de dire "tout"... Croissance des concepts en extension comme en compréhension. Et elle s'invente un merveilleux processus: l'abstraction.

Rentable. Dans notre univers répétitif, la construction de concepts est rentable. Concepts représentés par des mots, par exemple. Beaucoup de mots, mais aussi des images, des formules mathématiques, des modèles informatisés.

Pour que je m'exprime, aussi. Et de mieux en mieux. Expression comme moyen fondamental d'épanouissement, essentiel à ma santé mentale.

Bénédiction de disposer d'une belle langue, d'une belle boite de peinture, d'un journal, d'un micro, d'une régie TV.

Pour que tu m'entendes, enfin. Toi et tous les autres. Dire ne sert que si l'on m'écoute. Puissante, solide, la représentation élargit le cercle de mes auditeurs. Elle dure dans le temps, mes petits enfants pourront lire mes lettres à leur grand-mère, regarder les photos que je prends. Moi-même, demain, pourrai relire ce que j'écris aujourd'hui. Amplification.

Stendhal "voulait être lu dans un siècle". Parole de Dieu inscrite dans les évangiles. Elle se répand dans l'espace: prête-moi ton livre, écris une lettre, je te téléphonerai, te faxera, te visiophonerai. Par le nombre, enfin, et peut-être surtout. Livre depuis Gutenberg, qui permet la multiplication par le papier et la presse. Puis la radio, la télévision, puis objet dans l'hypermonde.

Et l'informatique, au fil des ans, a étendu au loin ses manipulations, accru peu à peu la dimension de ses "objets". D'abord le simple bit, le chiffre binaire des premiers ordinateurs. Puis le caractère de quatre, puis six, puis huit bits. Puis la variable, la chaîne de caractères, le tableau. Et parallèlement, programmes. Puis l'image fixe, l'image animée. Des millions, des milliards de bits pour un objet. Et encore la taille n'est pas le plus intéressant.

L'objet se fait moteur

"Et pourtant elle tourne", la représentation. Vient un moment où son autonomie s'affirme en dynamique. Elle devient automate, ordinateur, robot, moteur de système expert, serveur.

Données et programmes fusionnent à toujours plus haute température. Pour la mécanographie à cartes perforées, le programme s'exprimait dans des câblages qu'on ne risquait pas de confondre avec les cartes et les données qu'elles portaient. A partir de Von Neumann, programmes et données se stockent et se transmettent sur un même support. D'abord la carte, puis la bande magnétique, puis les disques et disquettes, puis l'optique. La puce porteuse de tout l'objet: données, programme et même processeur. Objet nomade d'Attali.

Et le cycle recommence. C'est toi l'objet, qui t'éloignes de moi dans la steppe immense et grise, qui la marques de ton pas. Ou au contraire qui te retournes, qui me nargues et me défie. Eh là, mais il va falloir se battre. Objet, non content d'avoir une âme, voudrais-tu résoudre avec moi quelque complexe d'Oedipe?

L'hypermonde est donc habité par des objets. Les uns prolongent le monde traditionnel, d'autres sont radicalement nouveaux. Mais un objet, c'est quoi? Rien ne sert de définir, et les experts là dessus se battent indéfiniment, quand ils ont envie de se battre. Montrons, plutôt.

L'objet, ce que je vois

Une icone, une petite surface sur un écran, un volume dans l'hypermonde en relief. Voilà, concrètement, un objet. Une chose que je peux désigner, mais aussi créer (cela ne coûte pas cher, en hypermonde, si je n'y associe pas de ressources matérielles), détruire (c'est encore plus facile, mais je n'en ai pas toujours le droit), ranger, et aussi "ouvrir", pour l'utiliser, le réparer, l'améliorer.

Il est donc palpable, cet objet. Déjà, l'icone du Macintosh était bien plus concrète que les objets de l'informatique traditionnelle. Objet offert par son dessin même à mon intuition, à mon geste instinctif. Une icone, déjà, c'était autre chose que l'appellation codée "autoexec.bat", par exemple, familière aux utilisateurs de PC.

Hypercard, et d'autres outils du même genre ont joué à fond sur cette présentation concrète. Le concept théorique de fichier devient matérialisation à l'écran d'un fichier papier, les actions se déclenchent avec des boutons, etc. Dans des langages comme Smalltalk, les objets sont perçus comme des agents actifs, qui travaillent en fonction des messages qu'ils reçoivent et envoient des messages aux autres objets pour les faire travailler.

Dans l'hypermonde, l'objet est bien plus concret encore. Il s'anime en relief, dans un monde à trois dimensions où je suis moi aussi, où je vois mes mains et non plus seulement un curseur.

L'objet, concept abstrait

Concrètement présenté dans l'hypermonde, l'objet est aussi un raffinement abstrait de la logique. Bertrand Meyer le définit par des notions de classe, d'héritage. Et le langage Eiffel qu'il a conçu ne

cède en rien, pour le formalisme, aux traditionnels Cobol ou Pascal. Ce serait plutôt le contraire.

Dans l'hypermonde, un concept général, une relation, une typologie, peuvent se présenter tout aussi réalistement qu'une automobile ou une main.

Concret ou abstrait... Une contradiction? Un petit miracle informatique? En fait, plutôt une conséquence heureuse, mais anormale, de la montée de complexité. En passant du bit à l'octet, à l'enregistrement, au tableau... les "choses" manipulées par l'ordinateur et par les informaticiens prennent une consistance plus grande qui leur permet de satisfaire aussi bien les logiciens que les artisans. Demain peut être les poètes.

Parmi les objets "étranges" de l'hypermonde, notons la monnaie, de plus en plus immatérielle au fil des siècles. De même que le document. On pouvait penser qu'il disparaîtrait avec le papier. Une fois les factures dématérialisées, à la suite des chèques, bons de commande, etc. Ne pourrait-on se contenter des objets eux mêmes, et d'une preuve quelconque de leur existence et des mouvements qu'ils ont subi?

En fait, le document, si électronique et immatériel qu'il devienne, garde un rôle: celui de conserver la trace d'une transaction. L'hypermonde a besoin de documents, d'archives, d'une expression de son Histoire. Et notons, par analogie, qu'une grande part des réalités et structures de la nature traduisent le résultat de compromis: par exemple les structures cellulaires que l'on observe sont d'abord des structures de frontière. Le contrat que les cellules avaient conclu entre elles;

Enfin, l'objet n'est qu'un nouvel avatar du "système" des années 70. Il en reprend les thèmes d'organisation, de niveaux. Mais avec une différence: le système se voulait représentation d'une nature, ou d'objets existant par ailleurs. L'objet vaut pour lui-même, bien que certains objets aient une fonction de représentation (une image).

L'objet s'annexe la matière

Non seulement les objets se présentent concrètement dans l'hypermonde, mais certains d'entre eux s'approprient le monde matériel. Ou, si l'on préfère, les objets logiciels capturent puis absorbent les objets matériels. La réalité matérielle n'est plus qu'une "instanciation" particulière de l'hypermonde. Elle n'existe plus qu'au sein de l'hypermonde. Si l'on imagine une échelle de plus ou moins grande dématérialisation, le matériel, c'est le "degré zéro".

L' "orientation objet" des informaticiens du XXeme siècle restait purement logicielle. Mais elle s'est progressivement élargi. Déjà l'apparition des bases de données objet (notamment O2, d'Altair), avait apporté le concept de "persistance" des objets. Déjà aussi les "unités" au sens informatique ("unité de contrôle", "unité d'impression"), les vocables LU et PU (Logical Unit et Physical Unit) de l'architecture SNA d'IBM, etc. et toute la robotique, marquaient cette insertion du logiciel dans le physique.

Une petite firme française, Hanuman, a poussé assez loin la réflexion et même la réalisation avec son système Doors, appliqué au pilotage d'un segment d'autoroute (Malheureusement, ces développements sont restés sans suite).

Alors, le problème de la montée des objets vers l'immatériel se retourne lui aussi. A la question "comment faire porter l'information par des objets matériels" (comment écrire, comment saisir des données), se substitue le problème: comment les objets logiciels prennent ils le contrôle de la matière. Tant pour renforcer leur autonomie, leur néguentropie, que pour mettre la matière à notre disposition? Ou encore: comment construire des virus utiles capables de prendre le contrôle de machines réelles, et de manière constructive.

Si ce genre d'objets matériellement autonomes a mis longtemps à émerger, c'est qu'ils font peur. Les créateurs de virus sont en général des marginaux, des frustrés. Ils n'ont pas une mentalité spécialement constructive. C'est aussi que les ordinateurs et les robots du XXeme siècle étaient faits pour l'obéissance plus que pour l'autonomie.

L'objet comme fermeture

L'objet qui grandit se referme sur lui-même. Il le faut pour que je puisse m'en servir efficacement. Au delà de sept éléments, on le sait depuis Miller, il faut "chunker", regrouper.

La programmation objet, mais avant elle la mécanique et l'électronique, a compris qu'une partie seulement des objets devait être perceptible, accessible à l'utilisateur normal. La seule chose qui doit l'intéresser, ce sont les fonctionnalités "de haut niveau", celles qui permettent d'agir sur les objets intéressants.

L'objet actif, et donc interactif

S'il est fermé, il doit être autonome pour répondre lui-même à ses propres problèmes. Et l'objet intéressant est actif. S'il est matériel, il a sa "puce", avec son horloge qui bat au plus profond, son micro-processeur qui tourne sans arrêt. S'il est logiciel, avec support matériel ou non, ils a ses programmes, ses méthodes (comme on dit en Smalltalk) ou ses scripts (en Hypercard).

Et pour qu'il puisse s'insérer dans la société des objets, se rendre utile et recevoir l'énergie ou les messages qui le fait vivre, il doit être interactif, voire faire des efforts explicites de communication.

L'objet se voyant lui-même

Les habitués des discours philosophiques vont commencer à voir ici poindre le bouclage ou la diagonalisation (Gödel, Church) chers aux sophistes, anti-réductionnistes et autres chercheurs d'embrouilles. Et pourtant, la question est incontournable... sans jeu de mots.

Les machines ont depuis longtemps une certaine image d'elles-mêmes. Toute automobile est fournie avec la documentation dans la boite à gants. Un tableau de bord est une description d'un certain nombre d'états de la voiture. L'automatiser, c'est créer des boucles à partir de ces informations, et donc faire que, pour la machine, un certain nombre d'informations sur elle-même ont un sens, qui est précisément les actions qu'elle doit accomplir quand certains états sortent de certaines plages, par exemple.

Et tout processeur informatique comporte au moins une information essentielle sur lui-même: le compteur ordinal, c'est à dire "où il en est" dans le sous-ensemble de l'hypermonde qui lui est essentiel, à savoir les programmes implantés dans ses mémoires.

Quant l'objet se perfectionne, multiplie ses composants et ses sous-systèmes, son information sur lui-même progresse d'autant. N'importe quel micro-ordinateur, à l'allumage, commence par une sorte d' "examen de conscience" avant de déclarer à l'utilisateur qu'il est prêt à fonctionner, ou au contraire qu'il a mal quelque part. Un peu comme l'animal qui s'ébroue au réveil, fait jouer ses muscles, ouvre un oeil puis deux, et décide enfin de se lever.

Le perfectionnement progressif des "systèmes d'exploitation" a notamment consisté à mobiliser de mieux en mieux une connaissance de la machine par elle-même: connaissance de ses "états", du travail qu'elle a à accomplir. Voire de qui est dangereux pour elle, par exemple une disquette affectée d'un virus, et que le Macintosh rejetait avec une "burp" dégoûté.

L'objet conscient

L'efficacité comme la sécurité et l'agrément même de l'utilisation des machines fait progresser très loin dans cette voie. Ne parlons pas d'intelligence, car c'est un débat piégé (voir Ganascia, par exemple). Le souhait de converser en langage naturel pousse à faire monter cette "conscience". Pour se prêter à un tel dialogue, il faut bien que la machine ait en quelque manière la même "nature" que nous.

Mais, au delà du pratique, cette montée de la machine répond à un désir profond de l'homme, vieux comme Adam. C'est le mythe de Pygmalion (ce sculpteur antique qui devint amoureux de sa statue au point que Vénus lui donna la vie), ou le "second self" décrit par Turckle. Et c'est sans doute parce que les hommes sont privés de la maternité qu'ils s'intéressent aux machines bien plus que les femmes.

Et nous voilà conduits aux débats éthiques: la "conscience" au sens cognitif appelle la "conscience" au sens moral. Déjà les scolastiques disaient "Ubi est intellectus, ibi est liberum arbitrium". Là où il y intelligence, il y a liberté.

Le noyau dense et les valeurs

Il se constitue donc une sorte de "centre" de l'objet, comme le noyau des cellules, le système nerveux central des vertébrés, la direction d'une entreprise, le quartier général d'une armée, la capitale d'un pays et dans la capitale le palais gouvernemental. Dans ce noyau, tout est plus dense, plus informationnel, plus rapide (sauf les réflexes qui restent en "périphérie"). Qu'y a-t-il, "au centre de l'objet". On pourrait parler d'un programme, du code ADN au système d'exploitation des ordinateurs. Avec les systèmes complexes, il vaut mieux parler d'un ensemble de programmes, d'un ensemble d'acteurs et de "machines" internes qui s'animent et coopèrent selon l'évolution de la situation. Une sorte de société d'acteurs. A un moment donné, un de ces acteurs "a la main", et anime l'ensemble des autres. Puis il "passe la main" à d'autres.

La conscience humaine fonctionne un peu de cette façon. S'endormir, c'est rendre la main aux différentes machines corporelles, qui vont en profiter pour se remettre en état, reconstituer les stocks chimiques, réduire les tensions mécaniques, etc. Et même, c'est le rêve, agir sur nos circuits cognitifs mais d'une manière que nous ne contrôlons pas. La folie, c'est l'impossibilité pour le Je de reprendre le contrôle, d'assurer la cohérence entre les différents acteurs internes, d'effectuer les compensations entre des machines qui deviennent "séparées".

Il en va de même dans l'hypermonde. Le casque et les gants sont l'interface entre l'ensemble de mes machines intérieures, et de mon Je, avec un autre ensemble de machines mises en cohérence. Et la main passe de moi à cet ensemble de machines.

Raisonnablement, on peut poser que cet ensemble est piloté par une machine "principale". Le "second self" de Turckle. Mais cette hypothèse n'est pas strictement indispensable, si l'on se contente d'une région simple de l'hypermonde.

Alors, finalement, qui assure la cohérence de l'hypermonde, et des espaces que j'y explore? La réponse ne peut pas se donner par l'observation. Tous les cas de figure sont possibles. La réponse est plutôt éthique: Là où est le ça, je dois advenir. Mais le Je se construit aussi en passant la main. Le Fiat de Marie, la passivité assumée par Teilhard de Chardin (Le Milieu Divin).

Peut-on parler de l'objet en termes aussi anthropomorphes? Peut-on admettre que l'objet poursuit ses propres valeurs? Et pourquoi pas? Aux niveaux élémentaires, l'objet se contente de conserver son existence: rien ne se perd, rien ne se crée. Si l'objet existe, c'est qu'il résiste.

Si l'objet bouge, un des principes fondamentaux de la thermodynamique, c'est qu'il conserve son mouvement tant que rien d'autre ne vient le modifier. Et plus généralement, il conserve autant que faire se peut sa néguentropie.

Les objets plus perfectionnés vont aller plus loin. Peut-être pas un objet déterminé, mais une classe d'objet, au fil des générations, des séries, de l'évolution darwinienne. Qu'il s'agisse des objets "naturels" de l'évolution darwinienne ou des objets "techniques" issus de notre activité. La règle est ici que la complexité augmente (Prigogine), que l'adaptation des organes aux fonctions se perfectionne (Simondon). Qu'à fonctions égales, la matière, l'espace et le temps diminuent, augmentant la densité.

L'objet, ainsi, augmente sa durée de vie, son espérance de vie, ses possibilités d'évolution à chaque moment de sa vie. On pourrait dire, en termes techniques: l'objet maximise son espérance de néguentropie. Cela peut se formuler mathématiquement, et aussi s'exprimer sous formes d'automates appropriés, comme le robot Max (voir mon article en bibliographie).

On devrait pouvoir aller plus loin en définissant une sorte de "thermodynamique de l'hypermonde", qui introduit le concept de "sens", et pourquoi pas celui de conscience, au niveau des objets les plus avancés.

Ainsi, la possibilité pour l'homme de se reproduire par les objets techniques, et non plus seulement par la procréation traditionnelle, devient elle aussi une réalité presque trop concrète. Les objets artificiels et logiciels ont désormais la faculté de se reproduire, aussi bien que les organismes naturels. Ce fut longtemps une spéculation théorique, dont ne parlaient que quelques passionnés de cybernétique. L'arrivée des virus logiciels a montré, hélas, qu'il s'agit désormais d'une réalité on ne peut plus réelle!

D'où la nécessité de structurer l'hypermonde. Notamment par une hiérarchisation des objets.

L'objet s'organise: le noyau à forte densité

Tout objet qui veut survivre dans l'hypermonde, doit produire de la valeur ajoutée. La technique de base réside dans la constitution un noyau dur de données, de programmes et procédures, d'objets (plus des "ancrages" financiers et juridiques). Et, à partir de ce noyau dur, à savoir fournir à conditions compétitives des produits et services intéressant le marché.

Ce processus s'observe dans l'entreprise, mais aussi dans tout entité naturelle organisée: cellule, organisme animal (mais pas chez le végétal sinon dans la phase génétique du fruit), sociétés animales et humaines.

Le fonctionnement de l'objet peut donc s'analyser en deux phases:

- recueil d'objets intéressants à partir de chargements et de sources diverses, mais peu chers, et stockage sous une forme la moins chère possible, phase que nous appellerons acquisition, évoquant à la fois la possibilité d'un achat (acquisition au sens commercial) ou au contraire d'une création ex-nihilo, directe, à partir du monde naturel (acquisition de données au sens de l'informatique et plus précisément de l'automatique);

- à partir de ce fonds, un ensemble de processus que nous appellerons édition, ici encore par référence tant aux professionnels du livre et de la presse qu'aux "éditeurs" chers aux informaticiens.

Ces deux phases sont reliées par un stock (ou mémoire) qui peut être essentiel à l'activité (typiquement: banques de données, bibliothèques, archives, fonds documentaires) ou réduit à pratiquement rien (commutation téléphonique par exemple). Le stock peut comporter surtout des données ou surtout des règles.

Le progrès technologique se traduit par la compression de l'information et le fort "gain" au cours des phases d'édition. Le noyau dense s'obtient à partir des différentes sources par l'abandon des traits caractéristiques de la "matière". Détaillons ces traits, et les ruptures correspondantes.

Abandon du lieu d'origine: le "rassemblement"

Il faut "rassembler" les objets, pour les avoir "sous la main": granges et greniers à blé, à sel, citernes d'eau, entrepôts, coffres forts. Dans l'univers spatial traditionnel, et dans l'univers encore très matériel de l'information sur papier, ce rassemblement a le caractère physique que connaissent les bibliothécaires, documentalistes, conservateurs de musées, archivistes, ou simplement comptables.

Dans l'hypermonde, la matérialité de l'espace ne disparaît pas mais perd de son importance. L'essentiel et de bien organiser le réseau de communication et les pointeurs qui permettent d'accéder effectivement aux objets recherchés. La localisation précise de ces objets devient secondaire.

Changement d'échelle: la mise aux dimensions optimales

Pour transmettre les objets comme pour les stocker, il y a intérêt à les mettre sous une forme comprimée. Par exemple la photographie ou le cinéma, par rapport aux objets originaux, font passer de trois à deux dimensions, et réduiront fortement l'échelle (dans des proportions énormes pour un paysage, moins fortes pour un portrait). Dans quelques cas, il est avantageux de disposer de représentations plus grande que les objets d'origine (microphotographie).

Cette réduction générale du volume des objets s'appuie sur la miniaturisation générale des moyens de traitement électronique: circuits intégrés pour les mémoires et processeurs, surfaces magnétiques pour les mémoires de grande capacité.

Séparation temporelle

L'objet utile, celui qu'on paie cher, c'est celui qui est fourni au bon moment. Il faut donc:

- disposer de moyens de conserver le plus grand nombre possible d'objets le plus le plus longtemps possible (capacité de mémoire);

- pouvoir retrouver et éditer les objets demandés ou découlant de la demande aussi vite que possible (vitesse d'accès à la mémoire, taux de transfert, canaux de communication).

La maîtrise de l'espace appelait à la fois extension à la totalité de l'espace et compression dans un minimum de volume, la maîtrise des temps pousse à la fois vers l'infini du temps et vers l'immédiateté de l'instant.

Dans le long terme, les problèmes sont la fiabilité de la conservation. Le marbre tient des millénaires, le papier peut tenir des siècles, s'il est de bonne qualité et imprimé avec des encres non destructrices. Comment tiennent les supports magnétiques? Il faut être prudent. La numérisation a cependant un avantage sur les modes de stockages analogiques comme le film ou la bande son: elle permet une recopie à l'identique avec un taux d'erreur minime.

Par conséquent, même des supports magnétiques de durée limité (dix ans par exemple), offrent une garantie de pérennité si des procédures adéquates de recopie régulière sont instaurées. Malgré tout, la rupture avec le temps n'est pas sans risques.

Déchargement de la masse et de l'énergie

Dans le noyau dense, moins les objets sont lourds, mieux cela vaut. Et leur conservation stable conduit à "arrêter les moteurs", à conserver les objets sous une forme statique.

Les objets stockés perdent même de leur "énergie morale" au profit d'une distanciation psychologique et idéologique. L'objectivité, c'est le "déchargement" par rapport aux valeurs (positives ou négatives) énergétiques dont sont porteurs les phénomènes décrits: sentiments, intérêts commerciaux, etc.

Remplacement des objets par leurs types

La réduction "photographique" de l'information n'est pas la seule manière d'en réduire le volume. On peut la comprimer en réduisant sa "redondance".En montant à un niveau plus élevé. On remplace l'ensemble par son quotient selon toutes les relations d'équivalence qui s'avèrent efficaces.

C'est ce que fait le collectionneur, qui ne garde qu'un exemplaire de chaque type. C'est plus encore ce que fait le scientifique, le théoricien, qui remplace les objets par leur concept.

La coupure est radicale entre l'objet d'origine, le signifié, et l'objet signifiant effectivement stocké, c'est à dire le représentant (cas de la collection) ou la représentation (cas de l'image, du concept)

Dans le noyau dense, il n'y a pas de redondance, hors celles imposées par la sécurité. L'acquisition consacre donc une bonne part de ses moyens au repérage des doubles emplois, à l'élimination de la redondance, pour ne garder qu'une seule fois l'information importante. La redondance n'a pas seulement la forme triviale de deux exemplaires identiques comme des photocopies. Elle existe entre deux documents traitant du même sujet, mais sous des formes différentes. Elle affecte tout document, en quelque mesure.

Le passage de l'ensemble des objets à l'ensemble des types introduit le concept de norme: l'objet normal est celui qui se conforme parfaitement au type. L'acquisition peut donc aussi être considérée comme un processus de normalisation.

Suppression du "conditionnement"

Les objets artificiels, et certains objets naturels comme les fruits, circulent "dans le monde" sous des conditionnements appropriés à leur conservation. Une lettre est mise sous enveloppe. Un message électronique est encadré de bits de contrôle, d'adresse. Dans la nature aussi, le message génétique dense porté par la semence est protégé par le noyau dur, et lui même par des réserves alimentaires qui servent aussi d'amortisseur quand le fruit tombe.

Inversement, l'introduction des objets dans le noyau dense exige la suppression plus ou moins totale de ce conditionnement (et parfois l'introduction de conditionnements spécifiques). On ne garde pas la bogue des noix, le son du blé, l'enveloppe de la lettre, les bits de cadrage du paquet télétransmis. Pour la transmission du message génétique chez les animaux, les solutions vont d'un extrême à l'autre. Chez les poissons, la semence est abandonnée sans beaucoup d'emballage à l'environnement. Chez l'homme, la rencontre physique du couple réduit à une faible distance, et en milieu très protégé, le parcours que doit accomplir le spermatozoïde. Parmi les conditionnements, notons la "modulation" employée en transmission de données.

Filtration et contrôle

Le processus d'acquisition sélectionne les objets et les attributs intéressants, et élimine les autres. Ceci suppose que l'on a défini une "politique" en fonction de considérations commerciales, et d'une manière générale en fonction d'une certaine perception de l'évolution de la planète.

Digitalisation

Toutes ces ruptures conduisent à une représentation dématérialisée, multiplement coupée des objets d'origine. Mais la coupure va se creuser plus profondément. Elle va décomposer l'objet en pièces, pour mieux le réduire, le comprendre (Descartes, parmi tant d'autres).

Et la représentation elle-même va se découper, depuis la peinture ou sculpture globale de Lascaux jusqu'à l'idéogramme, de l'idéogramme à l'alphabet, de l'alphabet à la limite ultime, le binaire. In fine, tout est digital.

Synthèse: l'édition

Inversement, l'édition redonnera aux objets leur consistance. Les formes denses ne conviennent pas à la consommation. Il faut réintoduire espace, temps, énergie et matière. L'information comprimée, peu redondante, résultant de l'acquisition, est "enrichie" pour la rendre lisible, agréable, crédible. Elle retrouve le nombre, aussi. Le modèle original de l'ouvrage sera tiré en million d'exemplaires, diffusé sur des milliards de téléviseurs. La multiplication fait pendant aux opérations "quotient" de l'acquisition. Mais cette fois en s'adaptant aux besoins du client.

De plus, les formes comprimées sont faciles à copier économiquement; elles appellent donc des protections contre les copies illicites, ce qui est difficilement compatible avec une large diffusion.

Exemple (du XXeme siècle):

- les photographes professionnels gardent jalousement leurs négatifs,

- le marché des cassettes audio est perturbé par les cassettes pirates,

- logiciels informatiques.

Enfin, l'édition réintroduit des valeurs: "présence" de l'enseignant, du conférencier, de l'acteur, du virtuose, "style" du journaliste, force de conviction du commercial, mais aussi vigueur de la mise en pages, qualité du langage de dialogue sur un terminal. Un "éditorial", c'est un point de vue qui situe pour le lecteur la "position" du journal. Et à bon entendeur salut.

Densité et profondeur

Le noyau n'est jamais réduit à une dimension nulle. Il occupe toujours un certain espace, un certain temps, il suit toujours un certain nombre de structurations accidentelles.

Suivant le degré atteint dans la densification, on peut introduire le concept de "profondeur" de traitement. La profondeur s'accroit avec le progrès technique.

Le progrès technologique se traduit à la fois par une séparation de plus en plus forte, rendue possible par l'automatisation progressive de l'acquisition, et par un enrichissement toujours plus ambitieux. On assiste, par exemple, en ce début des années 80, à un remplacement fréquent de documents dactylographiés par des versions photocomposées, grâce au développement du traitement de texte et à son couplage avec les photocomposeuses.

Mais une réduction de la redondance appelle de plus en plus une décomposition de l'information en deux niveaux complémentaires: information proprement dite et description de cette information, pour des raisons tant d'efficacité que de sécurité. En traitement de texte, par exemple, décrire un texte uniquement par son contenu, c'est perdre l'information portée par son type de caractères. Le stocker entièrement sous forme d'image dactylographique est très lourd. Une bonne solution peut être de mémoriser d'une part le texte proprement dit (le contenu) et d'autre part d'indiquer les caractères utilisés (par exemple du Prestige Elite 12).

La sécurité oblige aussi à conserver un peu de redondance. Garder un document en double est lourd. Pour de l'information précieuse et bien comprimée, des copies de sauvegarde s'imposent. Mais, le plus souvent, en informatique, il sera plus économique et plus efficace de garantir la sécurité par quelques informations complémentaires, des "caractères de contrôle" ou des "bits de parité", calculés automatiquement au moment de l'acquisition ou de l'émission, puis recalculés et comparés chaque fois que nécessaire. Tout écart entre la valeur stockée et la valeur dernièrement calculée signale alors une erreur, et peut même permettre de la rectifier (codes détecteurs et correcteurs d'erreurs).

Les limites de la densification

Ces opérations de réduction sont coûteuses. Elles ne sont que partiellement automatisées et automatisables, du moins à un instant donné. Au terme du processus, on imagine l'abstraction d'un capital d'objets purs, totalement additifs et réutilisables, sans redondance, exploitables pour toute utilisation, sans biais idéologique ou intéressé... En réalité le noyau dense... a toujours une densité finie. Il est marqué par des structures étrangères à son contenu: les objets doivent être affectés à des mémoire, la redondance doit être organisée, les voies d'accès (catalogage, indexations...) doivent être déterminées. Bref, l'hypermonde reste incarné dans le monde: quoique l'on fasse, il est quelque part et à un moment, il occupe un certain espace, une certaine quantité de matière, il reste chargé de nos préjugés. Hélas... ou, tant mieux!


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