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Maintenant l'Hypermonde (suite)


L'hypermonde et le réel

- Un rêveur? Bien sûr. On me l'a toujours reproché. Mais pour s'apercevoir ensuite que j'avais à l'informatique, de bons amis m'ont dit "Mais occupe toi donc de choses qui puissent nourrir ta famille". Quelques années plus tard, c'est eux qui étaient en pré-retraite. Eux qui avaient parié sur le sérieux, sur l'automobile par exemple.

- Avouez que, pour les gens raisonnables, vos ouvertures sur l'hypermonde sont autant de fuites. Déjà, au siècle dernier, par les abêtissantes émissions télévisées, les casques des baladeurs, la fascination des logiciels de jeux ou les nuits déréglées des "expéditions" de Donjons et Dragons, notre belle jeunesse, et quelques adultes avec elle, trahissait ses devoirs comme ses leçons, gaspillait son temps et mettait son avenir en péril.

- Mais regardez le donc, ce XXeme siècle! Et ne soyez pas si pessimiste. Ces jeunes dans le métro avec leur walkman, l'oeil dans le vide, le pied battant spasmodiquement la mesure. Plongés dans les décibels de leur orchestre rock, étaient-ils plus coupés du monde que leurs voisins à l'air morgue, regardant leur vis à vis en chien de faience, et consultant leur montre toutes les cinq minutes en attendant l'arrivée à la prochaine station. L'homme au walkman n'était coupé que d'un voisinage sans intérêt. Et s'il battait la mesure, c'était une forme élémentaire d'activité, de participation. Avec les casques vidéo d'aujourd'hui et la vidéo interactive, on est encore plus coupé de l'environnement, mais on participe à la vie du monde, activement, efficacement.

Et la télévision. D'accord elle traînait le plus souvent au ras du débile. Pourtant, elle branchait aussi sur le monde, sur son actualité, sur ses mouvements d'idées. L'hypermonde a exalté tout cela.

Oh, chacun peut toujours rester enfermé, rester chacun dans son coin bien fermé, isolé, masturbatoire. Mais peut aussi déborder d'activité, s'éclater en rencontres, construire ensemble. Mais n'est-ce pas encore plus inquiétant. Là où la participation est active, et collective, comme elle l'était déjà dans les jeux de rôle, principalement Donjons et Dragons, l'implication psychologique est forte; les joueurs s'identifient avec leurs personnages, au point de faire une dépression nerveuse si leur personnage et malencontreusement tué au cours d'une expédition.

Et la pornographie, des revues "sur papier glacé" aux cabines des sex-shops, tout cela transposé dans l'hypermonde comme autrefois dans le minitel rose! Ce défoulement libère ceux qui ne se suffisent pas des relations amoureuses "légitimes" ou du moins habituelles. Mais ne crée-t-il pas, chez certains, des accoutumances aussi contraignantes que d'autres?

Finalement, n'est-on pas en train de fragiliser l'ensemble de la société? Tout dépend de ces satanées machines. Imaginez un instant que l'on n'ait plus d'électricité, faute d'eau pour refroidir les centrales nucléaires, ou du fait d'une action terroriste,

imaginez que tout cela devienne tellement compliqué que l'on ne s'y retrouve plus, à la fin. Non, l'hypermonde, c'est l'illusion, c'est trop dangereux. Il faut ramener les gens au réel, au travail.

- Au travail? Mais nous y sommes. Vous êtes en train de me lire, et je vous montre l'hypermonde... J'ai beau faire des efforts pour rendre la lecture agréable, ce livre n'est tout de même pas un roman policier!

- Mais ce n'est pas un travail. Vous avez l'air de prendre plaisir à me raconter tout cela. Et vous me recevez sans me faire payer.

- Pardon, vous avez acheté mon livre. Vous avez payé pour cette conversation, si amicale soit-elle.

- Alors là, je suis choqué. C'est de la prostitution. La culture devrait être gratuite.

- Il faudrait savoir ce que vous voulez! Mais vous avez mis le doigt sur une difficulté sérieuse: les rapports de la vérité et de l'argent.

Un vrai travail?

Jusqu'aux années 70, les travailleurs du tertiaire ont été considérés comme des improductifs. Des frais généraux qu'il fallait réduire. Dans sa préface à un des documents fondateurs de l'informatique française, le rapport Lhermitte (1968), le président du Conseil économique et social, Emile Roche, écrit: "... l'informatique, très vraisemblablement, fera mentir la célèbre loi de Parkinson et l'on peut estimer... que 1 200 000 emplois ainsi économisés seront transférés du secteur tertiaire vers des emplois secondaires ou tertiaires non administratifs... l'enjeu est de gagner 1% de croissance supplémentaire du produit national brut par an compte tenu des gains de productivité connexes".

Mais l'inverse s'est produit. Les champs et les usines se sont vidés, les bureaux se sont remplis. Et déjà les gens sérieux s'inquiétaient, plaignaient même les cols blancs coupés du réel industriel. Les intéressés ne se plaignaient pas. Je me rappelle d'une conversation, en 1967, avec une opératrice de saisie sur cartes perforées. Je la plaignais pour son travail bruyant et surtout monotone. Elle me regardait d'un drôle d'air, et finit par éclater: "Mais voyons, Monsieur, ma mère a passé sa vie debout dans une usine, les pieds dans l'huile, la tête dans un vacarme horrible, les mains menacées par les engrenages... et vous voudriez que j'y retourne?".

De même, l'industrie faisait naître la nostalgie de la terre, de l'agriculture traditionnelle et saine... une agriculture qui pourtant pouvait aussi inquiéter et faire regretter des économies pastorales plus primitives et plus respectueuses de l'environnement, comme on pourrait en trouver des traces dans la Bible (Abel, le berger, tué par Caïn, le forgeron). Au début du XXeme siècle, un parisien demandait à un savoyard s'il trouvait que la ville était belle. "Très belle, Monsieur. Je n'y ai jamais eu faim".

Quant à l'information, au culturel, on l'a longtemps considéré comme trop noble pour entrer dans les schémas du travail, du marchand. En 1968, André Malraux, inaugurant la maison de la culture de Grenoble, déclarait (Le Monde du 6 février): "Tôt ou tard, la culture doit être gratuite". Jules Ferry a voulu l'instruction laïque, gratuite et obligatoire. Et les jeunes de décembre 1986 ont prouvé dans la rue qu'ils ne voulaient pas d'une culture à deux vitesses pour cause d'argent.

Or le vrai, le travail, il se réalisent désormais dans l'hypermonde. Un univers largement culturel, mais qui ne se confond pas avec le loisir. Question de dignité autant que d'efficacité. On n'existe pas tant qu'on ne gagne pas sa vie. Comment dépasser ces contradictions?

L'argent, critère de réalité

Travailler, dans l'hypermonde? C'est l'argent qui fait le réel. L'argent devenu lui-même immatériel. Du troc à la monnaie métallique, du métal au papier, du billet au chèque et du chèque à la carte... à partir du moment où l'hypermonde se perfectionne assez pour reconnaître sûrement le payeur, la monnaie peut se passer de support matériel. Elle traduit le niveau déterminé de crédit dont je dispose. Avec ce crédit, je peux acheter des biens et des services, matériels ou immmatériels.

L'hypermonde n'est pas gratuit. Ce serait une régression vers le système primitif du troc. L'invention de la monnaie a été un progrès considérable sur les échanges "en nature", source de complications et de gaspillages. La monnaie, c'est la "liquidité" qui permet aux autres flux de s'échanger librement. La monnaie, c'est aussi une forme essentielle de la démocratie économique. Forme immatérielle, mais d'autant plus réelle. On pourrait souhaiter étendre à tout l'hypermonde l'immédiateté attachante de la famille. Dans la sphère familiale, on ne compte pas. C'est le règne de l'immédiateté.

Mais cette gratuité va de pair avec l'acceptation de contraintes respectives considérables. Conjoints, parents et enfants acceptent des rôles lourds de responsabilités, de renoncements, d'engagements réciproques. Dèjà, même avec les amis, les bons comptes...

De même le bénévolat trouve-t-il ses limites (comme l'a montré par exemple Betty Friedan à propos du travail féminin). Payer, c'est pouvoir exiger, mais aussi reconnaître la valeur du fournisseur. En outre, le paiement entoure la transaction d'une richesse d'information qui manque aux échanges gratuits: il fixe un niveau, une quantité, un moment de la prestation comme de son règlement, etc. L'hypermonde enrichit encore cet aspect des échanges, quitte à en masquer les complexités sous quelques icones intuitivement compréhensibles, à la différence de la comptabilité et des mathématiques financières sous-jacentes.

Il est facile de compter des hectares de bonne terre, des boeufs en chair et en os, des lingots d'or. Il a fallu quelques siècles pour faire entrer des concepts plus immatériels comme le "fonds de commerce" dans les comptabilités. Les objets informationnels, les réalités de l'hypermonde sont plus difficile à comptabiliser: comment compter quelque chose qui se reproduit et se transmet si facilement...

Les dépenses informationnelles des entreprises étaient autrefois noyées dans les "frais généraux". L'information est tellement liée à toute activité qu'il est bien difficile de l'en séparer. On a progressé malgré tout. Sur le statut comptable comme sur le statut juridique des biens immatériels. Une marque, un logiciel ont pu être inscrit à l'actif d'une entreprise. Peu à peu, l'hypermonde a su se doter d'une comptabilité appropriée. La tâche se poursuit, accompagnant le progrès de l'hypermonde.

L'inquiétude au sein de l'hypermonde: maman j'ai peur.

Travail, d'accord. Mais réel? Où suis-je donc, immergé dans ce vivarium fascinant. Et toutes ces images, correspondent-elles à quelque chose? L'angoisse profonde de l'hyper-voyageur redonne une actualité nouvelle à la caverne de Platon et après elles aux discussions médiévales sur la vérité, "adéquation de l'esprit à la chose". Vous avez dit: des choses?

Maman, j'ai peur. Les gens sérieux, là bas sur la rive, ont bien raison de s'inquiéter, de me faire de grands signes affolés. Entre eux et moi, le vide s'élargit, et bientôt la mer se creuse, roulis et tangage sapent mes points de référence, et mes canaux semi-circulaires ne se privent pas de me le rappeler.

Mal de mer, mal de l'hyper.

Et cet hypermonde n'est-il pas fabriqué, organisé par un maître malfaisant qui veut m'empêcher de sortir. C'est le Big Brother du roman "1984" d'Orwell, Le meilleur des mondes de Huxley ou l'asile confortable mais clos de la série TV "Le prisonnier".

Les résistances qui freinent mon vol

Je m'éloigne, et pourtant, pas autant que je voudrais. J'ai mis la barre sur le grand large, mais le vent et les courants sont contraires. D'invisibles amarres me retiennent à la terre. Je veux voler, mais je retombe.

Cette résistance devient la nouvelle réalité. Le marin trouve sa réalité dans la prochaine vague à négocier, le prochain banc de brume à traverser en priant que le radar ne soit pas en panne. L'oiseau trouve sa réalité dans l'air: à la fois résistance à vaincre pour avancer, frein qui limite la vitesse, et portance qui rend le vol possible. Le réel, c'est ce qui refuse de changer à ma demande. L'invariant qui résiste à mes réactifs, à mes programmations, à mes rognes, à mes ruses. Dans le monde matériel, c'est la pierre qui s'impose au pied du rageur, dans sa masse cruelle si l'on frappe trop fort, comme sous le chapeau des marseillais de Pagnol. Je peux être un sceptique endurci, ne croire à rien... si je tape, ils riront bien autour de leur pastis.

L'hypermonde résiste plus sournoisement. Je peux tout faire, en principe. Mais je bute sans cesse sur les limites: résolution de mon écran, manque de Mips dans mon processeur, qui m'oblige à attendre, ah, c'est agaçant, tout de même, quand on vient de faire "Return", et que tourne la petite pendule du Mac, et pire encore sur le PC quand il n'y a pas de pendule!

Pourtant, ces réalités là soutiennent mon vol, ces pierres tiennent le choc des roues de mon chariot qui s'enfonce dans le Far West. Pour m'intéresser, l'hypermonde doit me présenter des invariants (d'où l'intérêt de l'objet, porteur d'attributs "accidentels", et conduisant à la programmation objet), des prises qui permettent d'agir, autrement dit, des causalités.

Mais, bientôt je le sens, les résistances les plus fortes, les tourbillons les plus dangereux, sourdent de mes machines intérieures, ce "ça" qui veut toujours échapper au je, ces machines qui se séparent au lieu de s'intégrer, de se compenser harmonieusement.

En fait, l'hypermonde n'est pas plus dégagé que l'air où vole l'oiseau. Dès qu'on s'élève, l'horizon monte aussi, et l'altitude s'est depuis longtemps encombrée de couloirs aériens.

Les menaces externes, bien réelles

Des menaces pèsent de l'extérieur sur mon hypermonde. Je les ai ressenties, enfant, quand je craignais que Papa vienne éteindre le poste, passé 10H30, ou une autre heure, ou peu importe; ou menaces plus lointaines encore de la panne de courant ou du cambrioleur: et s'il emportait la télé... Limites de fiabilité au delà des limites de puissances. Limites numériques ou limites objectivées dans des objets, virus, par exemple; et derrière les objets, par des volontés plus ou moins claires, plus ou moins avouées.

Par des démons, un Dieu, peut être, Providence qui ne me donne que ce qu'il faut. Difficile.

La contradiction face à mes modèles

Le réel s'impose aussi en contredisant mes théories, mes modèles, mes prévisions. La météo, bien entendu. Bien que la plupart des hyper-voyageurs disposent de logements qui les mettent hors de portée pratique des désagréments qu'elle promet. Non conforme à mes prévisions... ou encore à mon modèle. C'est ainsi que progresse la science. La relativité naquit d'une expérience ratée, celle de Michelson.

Distinguons deux types de contradiction: limite à la machine ou imperfection du modèle. La contradiction peut apparaître comme une limite de la machine. Une limite que l'on veut dépasser: on cherche une décimale supplémentaire, et on se bat jusqu'au moment où ou la trouve). Faute d'affiner le modèle conceptuel, la décimale supplémentaire n'a aucune "consistance": la longueur d'une table de cuisine n'est pas définie à moins d'un millimètre. Je peux évidemment choisir la décimale suivante pour des raisons "esthétiques", mais toutes les fois que je me confronterai au réel, les probabilités de coïncidence ne seront que de l'ordre de l'aléa.

La recherche intéresse vraiment quand elle oblige à l'approfondissemnet, quand elle remet en cause les certitudes de la surface. Le réel, c'est ce qui est toujours au delà, qui a donc "une complexité infinie", qui ne se laisse jamais "réduire" aux constructions mécaniques de l'hypermonde.

Le réel peut aussi déceler une imperfection profonde du modèle, alors il faut se remettre en cause plus fondamentalement. C'est la révolution copernicienne, relativiste, keynésienne, le chemin de Damas de Saint Paul.

Une forme fréquente de contradiction par le réel, c'est le grain: quand j'applique mon modèle sur le réel, il apparaît des formes parasites (aliasing en imagerie électronique, grain en photographie). Je peux chercher à l'éliminer (en prenant des dispositifs d'une résolution suffisamment forte pour qu'elle dépasse les limites de perception et de réalisation de l'objet), à le tourner en jouant sur les mécanismes de la perception (techniques d'anti-aliasing par niveaux de gris en imagerie), ou enfin à en tirer parti, par des effets "artistiques". En photographie, et même en gastronomie, où un bon aliment est "texturé".

Le réel comme cap dans l'hypermonde

Le réel, c'est aussi un cap, un pôle, un objectif, un sens. Chercher le vrai, faire la vérité. Préoccupation constitutive de ma nature humaine. Et pour une part des philosophes, c'est dans la contemplation du vrai que réside la jouissance suprême.

Le cap majeur, ce n'est pas tant le réel que le sens. Comment mon psychisme réagit-il aux objets, aux événements de l'hypermonde. Maximiser les effets, c'est à dire le sens, et les optimiser, c'est à dire trouver la beauté, voilà les objectifs transcendants que je poursuis dans l'hypermonde. La même quête qu'auparavant dans le matériel, mais transposée.

La gestion des contradictions

Le réel ne se contredit pas. Ou alors il n'est pas pensable du tout et arrêtons là tout effort. Tel n'est pas le cas dans l'hypermonde. Du moins entre différentes régions de l'hypermonde. Toi et moi pouvons être immergés dans des représentations extrêmement semblables mais divergentes sur certains points. Comme les géométries non-euclidiennes: par un même point passent plusieurs parallèles à une même droite.

N'exagérons pas la non-contradiction du réel: la contradiction n'est que trop présente entre les perceptions de plusieurs témoins, les théories opposées, les prévisions plus ou moins risquées. Mais je ne peux éviter de faire référence à un réel unique "derrière". Commentons cependant les contradictions:

- parfois il n'y a aucun moyen de savoir réellement, par conséquent les théories peuvent indéfiniment s'opposer; notons d'ailleurs que leur opposition même est témoignage d'une recherche commune du vrai;

- cet éloignement du réel au delà du vérifiable a parfois quelque chose de très profond, de très fondamental, comme les lois d'incertitude d'Heisenberg (sur la position et la vitesse des particules élémentaires);

- parfois le réel lui même est paradoxal sinon contradictoire, comme le sont bien des personnalités relativement peu cohérentes, et dont il difficile finalement, de "faire le tour", parce qu'elles mêmes ne sont pas complètement intégrées.

Dans l'hypermonde, les contradictions sont monnaie courante, quand elles ne sont pas recherchées pour une raison ou pour une autre. Comme l'adolescent face à ses parents, je construis ma part d'hypermonde "ailleurs", en contradiction avec celui des autres, pour la raison même de le rendre "original", "personnel". Et, à l'intérieur de ma zone d'hypermonde, je peux entretenir plusieurs mondes contradictoires, en restant conscient de leur virtualité. Je peux explorer progressivement plusieurs hypothèses, jouir de leurs beautés, de leur logique propre, des faits réels qu'elles me permettent de découvrir, et remettre à plus tard la fusion générale... reportée dans l'hypermonde futur.

Vivre dans l'hypermonde, c'est donc gérer des contradictions. Comme le musicien gère des dissonances, en remettant toujours plus tard, jusqu'à la fin du morceau la "résolution" qui recalera sur l'accord parfait mais fera aussi finir l'enchantement. Cette non-contradiction a une traduction pratique: si une "loi physique" est vraie, elle se reproduit toujours à l'identique, quoiqu'à des moments ou sous des formes différentes. Si un volet de cette loi est maîtrisable par moi, quand j'agis dessus, j'obtiens toujours le même résultat. En d'autres termes, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Malgré les invectives des systémiciens contre la causalité, c'est une des bases mêmes de notre possibilité d'agir et d'exister.

De cette constance provient l'utilité de la redondance, ou de la répétition de l'expérience. Si je répète plusieurs fois une opération en obtenant des résultats différents, l'opération n'a pas d'intérêt. En quelque sorte, je n'atteins aucune réalité.

D'où l'importance du "montage expérimental", formalisé depuis Claude Bernard. C'est toujours la construction d'un certain hypermonde: le laboratoire n'est pas le réel, le terrain. Il est construit de manière à s'assurer sérieusement que "toutes choses sont égales par ailleurs";

Les univers complètement transférés dans l'hypermonde, notamment sous forme informatique, sont favorables à tels montages, puisque qu'on peut (au moins en principe) reconstituer exactement l'environnement de départ de l'expérience. On ne peut pas cependant tolérer n'importe quelle contradiction dans l'hypermonde, si l'on veut pouvoir les faire communiquer. Et, au sein d'une présentation donnée, d'un voyage donné dans l'hypermonde, il est indispensable d'assurer une certaine cohérence. Ne serait-ce que pour le vraisemblable. Des contradictions trop grossières me feront décrocher. Nous avons déjà noté le cas important des accélérations perçues par l'oreille interne et des différentes avec la perception visuelle.

Le réel comme maximum d'efficacité Les menteurs savent bien la difficulté du mensonge. S'il simplifie les choses au départ, sa gestion exige ensuite beaucoup de soins. Même les joueurs de Donjons et Dragons finissent, au bout d'un certain temps, par choisir un personnage conforme à leur caractère réel. Sinon il leur est trop difficile d'agir efficacement dans les expéditions, avec leurs pairs.

"La vérité, rien que la vérité", dit Bertrand Meyer dans "Object oriented software construction". Quelle surprise de retrouver une telle préoccupation au fondement même d'une forme avancée de génie logiciel.

Rien de plus utile qu'une bonne théorie (dit Jean-Louis Le Moigne), qu'un bon modèle: une bonne loi peut s'appliquer des milliers, des millions de fois, dans des millions et des milliards de situations concrètes.

L'efficacité est une conséquence de l'unicité. Puisqu'il y a un seul réel, quand l'hypermonde colle au réel, l'action sur l'un se traduit immédiatement dans l'autre.

Résistance et robustesse

Finalement, le réel c'est ce que je n'arrive pas à détruire, et qui me force à m'incliner. La main que je ne peux couper, je la baise, dit un proverbe arabe. Gustave Lanson le dit bien à propos de la lecture: "Si l'on s'offre passivement à l'impression du livre, la lecture n'est pas profitable. Elle entre dans la mémoire, non dans l'intelligence. Il faut se mêler pour ainsi dire à sa lecture, jeter tout ce qu'on a d'esprit et d'idées acquises à la traverse des raisonnements de l'auteur, le contrôler par sa propre expérience, et contrôler la sienne par lui. Une lecture, en un mot,

est une lutte, et n'est féconde qu'à ce prix. Même vaincu, on emporte les dépouilles du vainqueur".

Donc se battre pour trouver le réel, c'est une des lois fondamentales de l'hypermonde. On peut ici reprendre quelques techniques du passé.

Chercher la vérité dans l'hypermonde

L'expérience élémentaire, puis le montage expérimental et les prothèses. La logique et la scolastique comme prothèse. Bacon dit: "La seule voie de salut, c'est de reprendre tout le travail intellectuel, et de tout reprendre... comme s'il était accompli par des machines" (Préface du Novum organum).

Au sein même de l'hypermonde, le problème de la réalité a fait apparaître plusieurs niveaux:

- dans certains cas, je suis clairement dans le domaine d'hypothèses, ou de jeux;

- dans d'autres, je suis vraiment à la recherche du réel; je dis que telle phrase est vraie, que telle image est effectivement fournie par une caméra branchée sur le monde réel. et je me donne un maximum de moyens pour m'assurer qu'il en est bien ainsi; j'applique des critères de vérité, de redondance, etc.

Un des thèmes importants est, à différentes phases de processus, de "reconnaître" des objets. Autrement dit, dans certaines images, qui peuvent animées, je repère un certain nombre d'objets connus. C'est un homme, c'est untel. Ce processus comporte toujours un risque.

Un cas particulièrement intéressant est la reconnaissance d'objets dans des images que j'ai générées moi-même mais sans y mettre, en tous cas consciemment, ces objets. Le peintre abstrait donnant après coup un nom à sa toile. On met un peu de tout et puis ce sera "marée basse sur la manche", avec aux limites le classique "combat de nègres dans un tunnel";

Du problème métaphysique de la vérité au problème

pragmatique de la fidélité.

Le problème se retourne dans l'hypermonde: il s'agit de faire des objets vrais, c'est à dire bien intégrés. Je fois faire la vérité en moi-même, je dois la faire dans les objets que je construis. Ils ne doivent pas mystifier. On rejoint la "clarté" de l'esthétique scolastique (selon Maritain, par exemple).

L'hypermonde et de son "progrès" ne vont pas sans quelque ambiguïté:

- d'une part une recherche plus grande du réel, de la transparence: c'est la quête jamais achevée de la Hifi (problème du laser) et du wysiwyg

- d'autre part la constructivité indéfinie de nouveaux objets entièrement artificiels.

Ces deux recherches peuvent se conjuguer. Par exemple, nous connaissons les Romains bien mieux que ne le pouvaient les hommes de la Renaissance, car depuis l'archéologie et l'histoire ont fait de grands progrès.

En revanche, nous vivons dans un monde bien plus différent, nous nous éloignons historiquement de l'antiquité, et notre hypermonde est très loin de leur contact encore très immédiat avec la réalité, bien qu'ils aient été eux aussi de grands constructeurs d'hypermonde, à leur manière.

Dans mon affrontement avec le réel, dans une construction neuve, je fais naître des réalités nouvelles. En science, le nouveau montage expérimental fait apparaître de nouveaux objets: Galilée, dans sa lunette, découvre un nouvel univers planétaire. Et de nouvelles particules sont mises en évidence au CERN (Centre européen de recherche nucléaire), où les électrons tournent toujours plus vite dans d'énormes annéaux.

Ne pleurons pas, bâtissons. Conscients des risuqes, quittons les inquiétudes et construisons comme il faut.

Retour sur moi-même

Je suis, moi-même, une des réalités fondamentales de l'hypermonde. Je peux tenter d'échapper à mon ennui, à mon cloaque, à mes vertiges, en m'enfonçant tête baissée dans l'hypermonde comme dans n'importe quelle drogue. Mais à la fin, il me faut ou mourir ou m'assumer moi-même.

Assumer mes limites. Ne serait-ce que celles de mon imagination. L'imaginaire de Donjons et Dragons, de Space Opera, de la science fiction ou des films d'angoisse innovent moins qu'il n'y pourrait sembler.

Ce sont finalement les mêmes schémas dramatiques et psychologiques qu'on nous ressert à des sauces différentes. La réalité dépasse la fiction.

Et, par conséquent, l'essentiel devient l'éducation et la maîtrise de soi, tout autant qu'un urbanisme ad hoc.Mais alors, l'hypermonde ne me condamne-t-il pas à un radical narcissisme? Non pas, car dans l'hypermonde se dresse, puissant, dangereux, glorieux, attachant ou détestable, mais de plus en plus consistant en face de mon vouloir, l'objet.


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