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Maintenant l'Hypermonde (suite)


L'hypermonde, un feu continu de révolutions

Alors, sommes nous passés dans l'hypermonde d'une manière continue, progressive? Ou, au contraire, y a-t-il eu un retournement radical, copernicien, un "grand soir", comme disaient les communistes d'avant la IIeme guerre mondiale?

En fait, il y a eu des multitudes de retournements, tous aussi radicaux les uns que les autres s'il fallait les juger à l'aune des évolutions psychologiques de l'antiquité, par exemple:

- le logiciel l'a emporté sur le matériel;

- l'information peinte, fixée sur les murs, parois de Lascaux, vitraux des cathédrales, grandes galeries des musées, dazibaos chinois... s'est concentrée dans de petits objets à haute densité, d'où elle nous est projetée sur des murs-écrans, ou dans nos casques;

- les médias créent les événements au lieu de les suivre.

Un des retournements majeurs, pour les individus comme pour les groupes, s'est accompli dans la prise de conscience, ou la réalisation de la globalité de l'hypermonde. Avant, il ne faisait qu'émerger sous forme de petites poches de virtualité au sein d'un monde essentiellement réel. C'était la bibliothèque, la discothèque, l'ordinateur avec ses jeux de simulation, le magnétoscope, etc. Après, je vis fondamentalement dans l'hypermonde, je pense et je travaille à partir de lui; c'est la réalité matérielle qui se présente comme des poches, des adhérences ou des contraintes à l'intérieur de l'hypermonde (des poches de "non qualité", dit Alain Vincent, d'Usinor).

A partir de ce moment, les progrès de l'hypermonde ne sont plus perçus comme son élargissement de l'hypermonde dans le monde matériel, mais comme une réduction progressive des contraintes imposées par la matière à l'hypermonde.

Prenons l'exemple d'un petit film sur support chimique, comme on en a fait jusqu'au milieu des années 90. Au départ, c'est une bobine de pellicule que je manipulais matériellement et dont, de temps à autre, je présentais le contenu moyen d'un projecteur.

Ce contenu et son utilisation restaient fixes, peu modifiables. Tout au plus le projecteur permettait-il certaines variations de vitesse, ou le passage en marche arrière, ou encore de retourner le film, tête en bas ou droite pour gauche. On pouvait aussi faire un peu varier la luminosité du projecteur, mais cela ne n'allait pas loin.

Avec une bande vidéo et un magnétoscope classique, on a gagné certaines possibilités, comme le réglage du contraste et de la couleur. On a pu aussi se déplacer plus facilement en avant et en arrière. En revanche on a perdu certains des petits jeux possibles avec la bande physique. Avec la même bande vidéo, mais un équipement électronique plus développé, bien d'autres opérations sont devenues possibles. Montages en tous genre, transmission ou diffusion sur les ondes, variations de vitesse, incrustations, etc.

Si la bande est digitale, comme celle de la TVHD par exemple, les possibilités s'élargissent, car le traitement d'image peut descendre au niveau du pixel et profiter de toute la puissance des calculateurs et des réseaux informatiques. A partir du moment où le film est digitalisé, on peut passer à des traitements de haut niveau si l'on sait modéliser les scènes, agir sur le modèle et revenir "en vraie grandeur" par une synthèse appropriée. On peut y mélanger des objets artificiels, comme dans le film "Qui veut la peau de Roger Rabbit" ou certains publicités. Et, finalement, la séquence vidéo originelle devient une matière première au sein de l'hypermonde. On y accède au travers des couches assez épaisses de modélisation.

Si la modélisation allait vraiment aux extrêmes, on pourrait reconstituer la totalité de la bande à partir de la description abstraite, et cela serait sans doute moins coûteux que de stocker la totalité des pixels originaux. La bande originale ne représenterait plus qu'une instanciation particulière de l'hypermonde. Remontre nous ce qu'a fait untel, vu par untel, à tel moment.

Sans aller jusque là, on voit que la prise de vue originale, la longue séquence temporelle du film classiquea vec sa bande son, se voit remplacé par une description de niveau plus élevé. Et on recourt de moins en moins souvent au passage de la séquence en elle-même. Souvent la description de son contenu me suffit, sinon même la simple connaissance de son existence.

Car le passage réel de la séquence a un inconvénient substantiel: il sature mon espace sensoriel pendant toute la durée du passage. Alors que, le plus souvent, je ne souhaite retrouver que certains éléments pertinents, y passer peu de temps et même alors ne pas saturer ma vue sur l'hypermonde.

Progressivement, on développe donc des outils appropriés:

- pour ne pas saturer mon espace, je ne présente la séquence qu'en incrustation sur une partie de mon écran, pardon, de mon espace; je crée un sous-espace ou passe le film, que je peux éventuellement regarder du coin de l'oeil pendant que je fais autre chose dans le reste de l'espace; le multi-fenêtrage de la bureautique des années 90 en donnait déjà un première idée;

- pour me libérer des contraintes de temps, les accélérés, ralentis et montages traditionnels sont complétés par l'indexation plus ou moins automatisées des différents plans et une certaine modélisation du contenu temporel qui permet d'y naviguer rapidement et efficacement (sans doute même plus efficacement qu'avec un déroulement séquentiel complet). C'est le concept d'hypermédia.

Alors, mais alors seulement, et pour la seule partie du film qui vraiment m'intéresse, et encore pas toujours, je prends parfois quelques minutes de "saturation" pour me replonger dans l'univers du film.

On voit la longue suite de changements, de "révolutions" dans l'audiovisuel. Il y en a tant, et si souvent, que le mouvement prend finalement l'allure d'une certaine continuité. De même que le codage des niveaux de gris sur une image est bien une suite de bits, d'oppositions binaires. Mais que leur combinaison, quand elle est assez riche, se traduit pour l'oeil par un dégradé tout à fait continu.

Mais laissez-moi conclure par une petite histoire.

Les affres du didacticiel multimédia

Dans une île artificielle du Japon méridional. Un groupe de travail international de l'institut Takezuka planche pour la centième fois sur le matériau multi-média de formation aux nouvelles interfaces icoïdéographiques. L'abattement règne. Faute de s'entendre par réseau, les trente principaux concepteurs ont décidé de se réunir physiquement dans l'ambiance dépaysante de cette plate-forme high tech isolée dans l'Océan. Mais on n'avance pas.

Le matériel ne manque pas, sa fiabilité n'est pas en cause. Les grands écrans couleur haute résolution alternent avec les baffles piézoioniques dernier cri pour traduire les résultats de machines neuronales à plusieurs GSS (milliards de systoles par seconde). Le logiciel de base est ce qui se fait de mieux.

Mais comment exprimer "icoïdéographique" en Ouolof? Pire, comment exprimer idéographiquement un concept méta-idéographique par nature! On est en pleine diagonalisation méta-gödelienne. Le groupe avance d'autant moins que le partenaire coréen s'obstine à faire des jeux de mots douteux sur la phonétisation des idéogrammes dans les différentes langues asiatiques. Le soleil de la plage artificielle nargue les experts accablés devant leurs écrans, ou la tête enfouie dans leurs masques vidéo.

Soudain se lève un vieux péruvien qui semble tout droit venu des Andes, mais qui a vécu longtemps à Paris. Saisissant un panneau de plastique brillant, il s'en sert pour réfléchir l'image de la plage vers un complexe de capteurs symboloptiques. Surprise: la machine éclate de rire, manquant de faire sauter quelques baffles au passage. "Retournons icoïdéo en français... cela donne : Oh, eh, dis, aussi. Il suffisait d'y rajouter une bonne volée de photons et le tour est joué".

Personne n'y comprend rien, jusqu'au moment où l'un des réseaux neuronaux affiche une dizaine d'idéogrammes complexes, qui font bondir les Japonais.

Un petit signe. Entre un couple de calligraphes experts. Ils amorcent un pas de lambada, capteurs accélérométriques aux chevilles. Dix minutes plus tard, tout est traduit, à la satisfaction générale. Mais, hélas pour le lecteur du XXeme siècle, dans des combinaisons de sons, formes et mouvements intraduisibles dans la Galaxie Gutemberg et même sur un écran couleur de Mac II.

- Cher visiteur, je sens le scepticisme, voire une certaine irritation vous gagner. Je vais trop loin ?

- Mais enfin, tout cela n'est vraiment pas sérieux. J'ai l'impression d'avoir fait tout ce voyage pour rien. Vous êtes un rêveur, rien de plus.


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