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Maintenant l'Hypermonde (suite)


Les matériels de l'hypermonde

Vous voulez en savoir plus? Bon. Vous allez pénétrer plus avant dans l'hypermonde. Cette fois, ne vous contentez pas de regarder mes écrans. Prenez le matériel le plus sophistiqué, le plus complet et le plus portatif à la fois. Enfilez la combinaison, elle est un peu raide mais on s'habitue. Coiffez le casque. La première fois, c'est un peu déroutant, hein, de s'enfermer presque complètement la tête... ne nous affolons pas. Vous voyez quelque chose?

- Oui, la pièce même où nous sommes. C'est comme si je n'avais pas changé de place, comme si le casque était transparent, avec un peu de flou tout de même, comme des lunettes sales...

- Normal, les casques à très haute résolution coûtent trop cher pour moi. Bougez un peu, vous devez avoir l'impression de vous déplacer normalement dans la pièce.

- Exact. C'est assez bien rendu.

- Bon, maintenant, je vais faire apparaître dans votre monde un pupitre de commande avec un écran et deux manettes.

- Oui, je vois.

- Ce pupitre n'existe pas matériellement dans la pièce. C'est une simulation. Approchez vous de lui et prenez les manettes de commande. Vous devez les sentir résister dans vos mains.

- Ouiii... c'est un peu bizarre, j'ai un peu mal au coeur. Mais, voilà, j'ai les manettes en main.

- Le malaise aussi est normal. C'est qu'il y a de petites différences entre vos mouvements tels que vous les percevez dans le casque et ceux que vous faites réellement. Or ces mouvements réels, vous les percevez par l'ensemble de votre corps, et notamment par votre oreille interne. D'où le malaise. On s'habitue. Mais c'est beaucoup plus violent dans des univers très transposés.

- Transposés?

- Oui. Pour l'instant, l'hypermonde colle au réel le plus immédiat. Vous jouez votre propre rôle. Mais si vous vous transposez dans un monde stellaire, ou bactérien, ou simplement avec des changements d'échelle, la correspondance entre vos mouvements "réels" et "hyper" sera plus lointaine.

- Je commence à comprendre. Arrêtons ce premier voyage. J'ai le tournis. Racontez moi comment on en est venu là.

Comment l'hypermonde a peu à peu intégré les moyens électroniques du XXeme siècle.

En fait, dans les années 90, vous étiez déjà dans l'hypermonde, même si vous n'en preniez pas conscience. Comme Alice au pays des merveilles, vous aviez déjà passé au moins un bras de l'autre côté du miroir.

Si l'on veut remonter aux origines, il faut aller au moins jusqu'à l'homo sapiens, sinon plus loin encore. Le sapiens, celui qui "sait", entrait déjà avec le monde dans une relation de "représentation". Il avait au moins esquissé la rupture radicale entre l'idée et la matière, le signe et son réfèrent. Et très vite, au moins à partir du moment où il a pu nous le dire par l'écriture, il a perçu les dangers, le drame de cet écart: c'est Platon et sa caverne, voire la Loi qui révèle l'existence du péché, selon Saint Paul.

Mais il a compris aussi que là est l'essentiel. En Israël comme en Egypte, le scribe est un personnage clé. "Au commencement était le Verbe", dit Saint Jean.

Et la première certitude dont part Descartes, c'est la pensée.

Dès sa plus tendre enfance, l'enfant manifeste "cette capacité de donner sens a priori, ou signe, à tout ce qui lui parvient... Tous les actes qui manifestent le fonctionnement corporel biologique ont d'origine leur portée de relation" (Gérard Guillerault, d'après Françoise Dolto). Le corps, nous y reviendrons, est essentiel à l'hypermonde. Partons de l'hypermonde pour suivre les chemins qui déjà nous y mènent. Et commençons par la maison, la "domotique", comme on disait en 1950.

Le téléphone, premier canal "hyper".

Le téléphone, il y a un peu plus d'un siècle, a commencé à donner au monde la structure caractéristique d'un "hyper", c'est à dire le passage direct et instantané entre deux points. Par sa simplicité d'emploi comme par la puissance affective qu'il sait faire passer, il a gardé longtemps une place importante dans l'hypermonde, même s'il s'est peu à peu intègré peu à peu à l'image et s'il a, depuis 1965 environ, prêté son canal aux transmissions de données.

Le téléviseur, longtemps roi de l'image

La radio, restant toujours basée sur la voix, a complété le téléphone et introduit l'habitude de la "diffusion" de messages à partir d'un certain nombre par la télévision, qui apporte l'image. Mais n'a pas supprimé la radio, loin s'en faut. L'image s'est fait de plus en plus envahissante, au rythme d'innovations régulières au fil des siècles, tantôt dans le support (papyrus, puis papier, puis film, puis électronique), tantôt dans les encres et peintures, tantôt dans sa théorie même, avec l'invention de la perspective italienne, la syntaxe actuelle des cadrages et des montages.

Le téléviseur a longtemps représenté, en termes quantitatifs, la principale présence de l'hypermonde dans la vie quotidienne de l'ensemble des humains, quelque soit leur niveau de vie. Un français du XXeme siècle passait plus de trois heures par jour devant son téléviseur, autrement dit dans une forme limitée d'hypermonde.

Riche d'images, de mouvement, de couleur, la télévision souffrait d'une limite radicale: elle diffusait à des spectateurs passifs des informations et des spectacles où ils ne pouvaient être acteurs. Elle s'est efforcé de dépasser cette limite.

Appelant au secours le courrier postal, le téléphone ou le minitel, les émissions ont fait entrer le spectateur dans l'écran, qu'il s'agisse de poser des questions à un personnage interviewé, de jouer pour gagner quelque lot, d'acheter des gadgets (télévente) ou de mettre la main à la poche pour contribuer à une noble cause. Vous vous rappelez du Téléthon, bien sûr?

Oui. Mais au fond, le zapping était une autre forme d'interactivité, pour brutale qu'elle soit, irrévencieuse ou expression d'une instabilité de caractère, d'une difficulté de concentration chez le spectateur. Il contribuait pourtant puissamment à pousser la télévision vers une sorte d'hypermédia rudimentaire: un certain nombre de mondes se racontaient en parallèle et, à tout moment, le téléspectateur pouvait sauter de l'un à l'autre.

La multiplication des chaînes avec le câble et le magnétoscope ont changé le rapport à la télévision, et amplifié ses fonctions tout en supprimant le rôle qu'elle avait joué pendant ses premières décennies: créer un dénominateur commun entre toutes les couches de la population. Un enseignant consciencieux des années 70 se faisait un devoir de suivre "la" télé pour mieux communiquer avec sa classe. L'élite en revanche mettait son point d'honneur à ne pas regarder ces spectacles vulgaires pour bien se distinguer des masses (et certes ausi pour ne pas distraire les enfants d'études plus sérieuses).

Cette communion par le spectacle ne fonctionnait déjà plus dans les années 90, car chacun avait regardé la veille une émission différente, quant il n'avait pas repassé son film favori sur cassette, ou pour la centième fois le match de foot France-Allemagne du Mundial.

Du téléviseur au minitel

Le téléviseur aurait pu devenir un pôle puissant de développement de l'hypermonde à domicile. C'est une des racines de la "télématique" à l'époque du rapport Nora-Minc (1978).

Les premières expérimentations télématiques s'appuyaient sur le téléviseur familial bien plus que sur l'informatique, et certainement pas sur le micro-ordinateur "domestique". On a beaucoup parlé, à une certaine époque, de "péri-télévision", et l'on a même normalisé généralisé, au dos de l'écran, une prise "Scart". A part le magnétoscope, elle n'a pas servi à connecter grand chose.

Le téléviseur n'a pas joué ce rôle nouveau, parce que son utilisation de base, la réception passive d'information et de spectacles, le monopolisait aux heures même où l'on aurait eu le loisir d'en faire autre chose. C'est aussi parce que la télévision, c'était la diffusion, le voyage organisé collectif, et non pas l'interactivité si importante dans l'hypermonde. Le minitel s'est donc constitué avec son propre écran. C'était un appendice du téléphone et non du téléviseur. Il a vraiment apporté à domicile une forme nouvelle d'interactivité. On l'a beaucoup critiqué. Et il n'a dû son salut qu'aux messageries roses, au point qu'on a pu parler de "proxénétisme d'Etat". Mais il a gagné, atteignant des millions d'heures mensuelles de connexion, et des dizaines de milliers de serveurs aux fonctions de plus en plus professionnelles.

Champion de l'interactivité domestique, le minitel pâtissait en revanche d'une triste pauvreté graphique. Et même son intégration avec le téléphone restait bien partielle puisque, sauf exception, il était impossible d'associer dialogue téléphonique et dialogue graphique dans une même session. Le minitel a donc raté sa chance de devenir le pôle de développement intégré de l'hypermonde domestique. Lui aussi, pourtant, disposait de sa "prise", à l'arrière. On a tenté de lui donner un peu de puissance informatique, on a montré quelques applications "domotiques" de pilotage des chaudières en résidence secondaire... mais sans succès. France-Télécom n'a pas su, ou pas voulu, ou pas second souffle.

Depuis 1995, des produits intégrés accessibles aux ménages

Le micro-ordinateur avait-t-il de meilleures chances? Pas sûr. La première vague des micros domestiques, en 1980, s'axait sur la programmation (en Basic). Une forme d'interaction réservée à quelques passionnés... ou à certains anxieux qui, grâce à un Apple, Sinclair, Oric ou Commodore, ont pu effectivement "se familiariser" avec l'informatique et perdre leurs complexes. Et puis tous ces petits boitiers magiques ne sont plus sorti des placards, faute de pouvoir offrir plus.

Une nouvelle vague d'informatique a pénétré le domicile au cours des années 90. On a pu la qualifier de "semi-professionnelle". Elle s'appuyait sur les logiciels "bureautiques": traitement de texte, tableur, graphique... pour offrir à des cadres supérieurs, à des dirigeants et à certains commerciaux un prolongement chez eux, ou dans leurs déplacements, de leur activité professionnelle. Pour les étudiants, au moins dans le supérieur, cela devenait peu à peu une obligation pratique, relayant la calculette une fois le bac passé. Très orientée "bureau", cette vague de produits ne pouvait polariser l'apparition d'un hypermonde cohérent dans le monde domestique.

Elle a pourtant fait des efforts: les enfants la détournaient grâce à quelques logiciels de jeux piratés par un copain ou offert solennellement par le père en récompense d'une bonne note. Les hommes s'y montraient en cachette quelques disquettes porno. Les musiciens y ajoutaient des logiciels de composition et d'édition de partition. Grâce à une carte "midi", ils pouvaient y connecter leur synthétiseur et faire jouer au micro le rôle tenu avant la deuxième guerre mondiale par les pianos mécaniques.

A partir de 1995 (Note de l'auteur: ici nous faisons une hypothèse), sous la pression des pouvoirs publics et de la CEE à Bruxelles, de nouveaux systèmes ont été proposés simultanément par les opérateurs de télécommunications et par les grandes marques de l'électronique. Un accord commercial mondial est intervenu avec le Japon, qui menaçait de tout submerger.

Dès 2000-2005, tout ménage d'un revenu moyen a pu disposer d'un système intégré associant un ordinateur assez puissant, une ligne téléphonique à bon débit (en France, soit Numéris, soit les réseaux câblés), et d'un ensemble adéquat d'écrans ou de casques. D'autant qu'à partir de cette époque, les préoccupations de l'effet de serre et autres formes de pollution ont commencé à l'emporter sur l'inconscience entretenue par les lobbys de l'automobile, et que les Etats comme les ménages ont commencé à faire basculer leurs budgets jusque là consacrés aux équipements "énergie-matière" aux équipements "hypermonde" (Nota: cette date est bien entendu une hypothèse, et si le basculement ne fait guère de doute pour l'auteur, sa date risque d'être bien plus tardive).

Le papier? Pour archivistes et bibliophiles!

- Mais au fait, à part votre livre que j'ai sous le bras, je ne vois pas de papier chez vous?

- Oh, j'ai encore quelques beaux livres, et des papiers de famille.

En fait, jusqu'à la fin du XXeme siècle à peu près, le papier a gardé un rôle important, car les écrans étaient trop mauvais, trop lourds ou trop chers. Ils n'étaient ni assez précis (finesse, résolution), ni capables d'une aussi grande diversité de tons, de textures, de brillance, ni aussi légers que la bonne vieille feuille de papier.

En outre, l'habitude est une seconde nature. Depuis trois siècles, l'humanité avait basé sa civilisation sur le papier. Il fallait bien quelques décennies pour passer à la phase suivante! Mais, avec les années, les avantages spécifiques du papier ont décrû, et les écrans se sont perfectionnés: résolution, contraste, couleur, portabilité, présence en tout lieu même dans les mobiles. Rendons tout de même justice au papier: il aura été, pendant 400 ans (mais pas plus), le support majeur des hypermondes ou de leurs ancêtres. Il était à la fois moyen de stockage et de communication. Il a ouvert l'hypermonde en créant des canaux d'information, les médias, avec leurs habitudes de lecture, leurs types d'échange commercial (l'abonnement) et leurs métiers (auteurs, journalistes, libraires, documentalistes, archivistes).

N'abandonnons pas le papier sans reconnaître ses efforts pour mieux communiquer: feuillets mobiles pour évoluer, livres "à choix multiples" pour le jeu ou la récréation (Voir par exemple Ollisson). Il a même essayé de s'intégrer le microfilm puis une bande magnétique... Avec le copieur, le télécopieur, l'imprimante laser, il a résisté jusqu'à la fin du siècle. Mais, dès l'année 90, son déclin était perceptible bien que ses volumes continuent encore de croître, accompagnant pendant quelques années encore la montée du culturel et, en entreprise, du tertiaire.

Tous les objets ont été grattés par les puces Dans le même temps, tous les objets de l'univers domestique ou professionnel se branchaient sur l'hypermonde, ou s'en rendaient capables. De l'automobile au grille-pain, du chauffage central aux portes à ouverture automatique, la puce électronique a tout envahi.

Par ses "capteurs", elle s'informe de l'état de l'appareil, température, pression de l'eau, vitesse de rotation. Par ses "actionneurs" elle fait exécuter ses ordres: moteurs, résistances de chauffage, etc. Tous les objets familiers (jusqu'aux cuvettes de WC, excusez ma vulgarité) sont ainsi devenus "intelligents", mais aussi communicants, donc accessibles à partir de l'hypermonde. L'objet technique, comme les espèces animales au cours de monté encore vers "le plus grand cerveau".

Dans le même temps, l'objet artificiel prenait peu à peu le relais de l'objet naturel. Cet objet, c'est celui qui découle de notre activité symbolique, donc déjà de notre démarche vers l'hypermonde. Cela dit, pendant de longues années encore, les formes avancées de l'objet naturel que sont les plantes et les animaux ont témoigné d'un degré de complexité supérieur aux ordinateurs même les plus puissants. Parallèlement, une part croissante des objets assurait une fonction essentiellement symbolique et informationnelle: jouets, maquettes, modèles réduits, oeuvres d'art.

Des câbles sous le béton

Enfin, le logement individuel ou familial a constamment étoffé ses câblages, pour permettre l'intégration des objets, caractéristique de l'hypermonde. Pour ce qui est des débits d'information, la fibre optique a elle seule aurait pu suffire. Mais il n'est pas facile ni économique d'y raccorder les différents objets. Différents câbles coexistent encore, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. Nous séparons les "courants forts" (le "secteur"), les câbles téléphoniques classiques bien pratiques pour de petits débits, et peu chers, des coaxiaux pour la télévision et des fibres optiques reliant les pôles à haut débit, c'est à dire le coin (ou la combinaison) hypermonde avec le réseau urbain et/ou l'antenne satellite. Une partie des communications interne au logement se fait aussi par infrarouge ou par modulation de fréquences.

Et l'entreprise ?

- L'hypermonde, vous n'y entrez qu'à domicile?

- Non, bien sûr. La plus grande part du travail, que ce soit à domicile ou dans les espaces spécialisés, se fait aujourd'hui dans l'hypermonde. Mais, pour le matériel, la différence avec le domicile ne se fait plus guère sentir. Toujours des écrans, des claviers, des combinaisons. Le matériel des entreprises est plus perfectionné, plus organisé pour le travail en groupe. Les entreprises disposent de puissants robots. Nous y reviendrons. Alors, que pensez vous de cette première heure dans l'hypermonde?

On n'a jamais assez de puissance

- J'admire, mais tout de même, ce n'est pas encore parfait. Votre casque me donne le tournis. Je m'aperçois en vous regardant vivre que vous êtes encore bien souvent obligé de changer d'écran d'une manière qui ne me semble pas naturelle. Et les images que j'y vois sentent encore l'artificiel. Il y a aussi des décalages, des retards, qui me semble bizarres.

- Ils m'agacent moi aussi. Heureusement, j'attends pour l'année prochaine quelques fonds qui me permettront d'acheter plusieurs systèmes nettement plus performants. Sony, Toshiba, IBM, Thomsiemens (le nouveau géant européen) ont de bien belles choses à leur catalogue... Ah, si je pouvais avoir un auto-intégrateur à focalisation dynamique comme mon cousin Yves... Cela dit, il faut s'y faire: la puissance de traitement, dans l'hypermonde, plus on en a, plus on en voudrait!

Pourtant, les progrès ont été vertigineux, quand on y pense. Un micro-ordinateur courant de 1990 (286-12 par exemple) ne pouvait animer que des modèles et des présentations rustiques. On a fait beaucoup mieux avec un super-calculateur de 1000 Mips mais, même avec une telle puissance, on est encore loin d'un réalisme dont les failles ne me soient pas perceptibles si je suis un tant soit peu attentif.

Aux limites de puissance s'ajoutent les limites sur les capacités de mémoire. Mémoire de travail immédiate (dire "mémoire vive", ou RAM), mémoire "de masse" pour le stockage à long terme des connaissances et des innombrables objets de l'hypermonde. Une seule caméra de télévision peut enregistrer mille milliards d'octets par jour, on voit qu'il faudra, à quelque horizon qu'on se place, faire des choix. L'hypermonde n'absorbera jamais la totalité du monde! Certaines conséquences en sont plutôt désagréables:

- je suis toujours frustré par rapport aux moyens que l'on aimerait pouvoir acquérir; ce désagrément a un avantage: avoir un meilleur hypervéhicule est une motivation pour travailler;

- je ne peux pas simplifier l'hypermonde autant que je l'aimerais, car il faut faire au mieux avec les puissances et capacités disponibles, donc être astucieux et utiliser de la complexité pour épouser le profil des ressources disponibles.

Une convergence toujours imparfaite

A l'infini, tout converge. Aux horizons imaginables, jamais totalement. Il faut toujours faire des choix, même en dehors des contraintes budgétaires.

La vision en relief, à elle seule, bute sur des contradictions qui interdisent l'intégration complète de l'ensemble des solutions. Tentons de recenser les pistes, et leurs limites intrinsèques. Le casque complet est la solution la plus efficace, et la plus intégrée. Mais il est choquant psychologiquement, et incompatible avec les autres formes de relation avec le réel. Même si l'on suppose à la fois une synthèse d'image parfaite et une communication instantanée entre tous les partenaires, le casque fait rupture entre le corps et le monde réel. Il casse la convivialité directe. Il interdit la caresse.

Entre amis, entre amants, on pourrait aller très loin dans le dialogue et les images que nous donnons l'un à l'autre et l'un de l'autre à travers nos casques. Mais l'amour conduit au corps à corps réel.

Image pénible de deux corps enlacés, nus... mais casqués. Dans l'hypermonde, la nudité qu'exige l'amour va plus loin que le traditionnel abandon de nos vêtements. Elle s'achève dans le dépouillement de toutes nos prothèses, le renoncement réciproque aux images idéalisées que nous avions construites l'un pour l'autre.

L'entrée progressive dans l'intimité, que nous connaissons depuis l'aube de l'humanité, prend de nouvelles dimensions. Retirer le casque renouvelle le geste de retirer la chemise ou le pagne antiques.

Phantasme attendu, espéré, mais épreuve difficile. Assez pour que, au moins dans les débuts du couple, on éteigne la lumière avant de se donner. Même sans casque, la vision en relief reste possible avec des lunettes spéciales. Certains verres polarisants peuvent être rendus opaques ou transparents assez vite pour que des lunettes, synchronisées avec un affichage adéquat à l'écran, offrent par alternance l'équivalence du relief. Les lunettes sont moins contraignantes que le casque. Elles laissent une vision normale autour de l'écran.

On a même mis au point des lentilles de contact ainsi synchronisées (Note: ceci est une hypothèse). On a le relief artificiel sur les écrans, et la vision réelle sur les autres parties de la pièce. Il reste cependant des limites: le relief fourni par un écran ne convient qu'à des spectateurs bien placés. S'il y a plusieurs écrans autour de la pièce, il est difficile d'assurer la cohérence des images entre elles...

Enfin, on peut imaginer des systèmes holographiques. Ou même des objets synthètiques en trois dimensions... Mais alors, auront-ils la masse aussi... quand nous les manipulons.

Le désir de faire progresser l'hypermonde en tant que marché fait naître des produits, inspire la recherche fondamentale. Mais l'intégration complète est une sorte de "point omega" de l'hypermonde, pole efficace autant qu'inaccessible. Cela correspond à notre "nature". La vie de l'homme, c'est précisément de s'intégrer lui-même, ses machines internes (selon Deleuze), comme ses machines externes et aujourd'hui son hypermonde. Mais je vois que vous souriez...

- Allons, Monsieur, rien qu'avec votre livre, ces quelques feuilles de papier, j'ai déjà tellement vu... alors, toute cette électronique est-elle indispensable?

- Mais bien sûr que non. Surtout pour vous qui tenez ce livre en main: vous êtes un intellectuel et la lecture ne vous fait pas peur. De même qu'on n'a pas attendu le synthétiseur pour faire de la musique. J'ai même encore une flute à bec, dont je joue quelque fois, bien que ma belle mère n'en aime pas la sonorité.

S'il n'y avait que des intellectuels et des mystiques sur la planète, si tout le monde pouvait se contenter d'un de riz et d'une natte tressée pour passer la journée en méditation, on n'aurait pas eu besoin de l'hypermonde. Mais, cher visiteur, l'homo sapiens est toujours un homo faber... Cependant nous n'avons parlé que du plus apparent, le matériel. Or le logiciel est plus important encore!


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