Maintenant l'Hypermonde (suite)
- Le logiciel? N'est-ce pas un peu abstrait. J'ai l'impression d'avoir déjà tout vu!
- L'essentiel ne se voit pas! Il se réalise sous forme d'objets logiciels (programmes plus données). L'hypermonde est immatériel par définition. Le logiciel est structurant. Il définit les relations entre les objets, leur communications, leurs limites à court et à long terme. Les matériels changent souvent, mais les structures profondes du logiciel affichent une stabilité d'autant plus forte qu'elles correspondent aux couches de la connaissance humaine. Comme pour les voitures, de nouveaux modèles apparaissent tous les jours, mais le frein et l'accélérateur gardent la même place au fil des décennies.
Dans l'hypermonde, programmes et données se confondent au sein des "objets". Mais, aux origines, il s'agissait de deux chemins différents. Commençons par les programmes. Sous leurs multiples variétés, il fixent électroniquement les pratiques et les règles du monde classique. Et cette fixation, hautement structurée et digitalisée, détermine les axes de développement de l'hypermonde.
Relevons quelques filières de cette montée.
Les logiciels domestiques des années 80 n'ont pas laissé de traces significatives.. Ils avaient pour l'essentiel sombré avec la première vague des micro-ordinateurs. La deuxième vague étant semi-professionnelle, ce sont les types de logiciels mis au point pour l'entreprise qui ont rejoint la maison. Et qui, exceptionnellement, à titre expérimental ou d'autoformation, ont été appliqués à la gestion des finances familiales ou à la constitution d'un fichier de recettes.
L'essentiel des logiciels employés en 1990 à la maison se cachaient dans les puces qui pilotaient l'électro-ménager, du lave-vaisselle à la chaîne hifi
Les jeux! Voilà une des racines fécondes de l'hypermonde. Les jeux de rôle, par exemple, ont fait un appel croissant à l'ordinateur, de même que les jeux de simulations, les jeux de guerre historiques. C'est même à partir d'eux que certains hypermondes ont été
Mais une grande part de la convergence logicielle vers l'hypermonde s'est faite à partir du logiciel d'entreprise. Reprenons donc ses volets les plus importants, notamment ceux que l'on qualifiait de "bureautiques".
Le traitement de texte a débuté avec des outils de saisie très rustiques, difficiles à utiliser. Les uns au service des programmeurs (Ah, la pauvreté des premiers "éditeurs" de programmation) ou des photocomposeuses (malcommodes, mais porteurs des "enrichissements" nécessaires à la préparation typographique). Avec les grands écrans est venue la mise en pages. C'était la PAO (plutôt pour les artisans) ou les outils d'arts graphiques (à peu près la même chose, mais pour un prix et des performances nettement supérieures, et requérant une véritable formation typographique, amateurs s'abstenir).
Au service des dactylos et secrétaires, le traitement de texte s'est voulu de plus en plus convivial. Facile à utiliser, présenté l'écran comme sur l'imprimante, il offrit le "wysiwyg" (What you see is what you get). Et de plus en plus plastique, poussé vers la mise en page.
Pour les conférenciers, il s'est organisé en pages successives, transformées en transparents pour rétro-projecteur, ou projetés directement en vidéo. C'était la PréAO (présentation assistée par ordinateur). L'ordinateur supporte et mémorise les images, il peut aussi supporter leur séquence, leurs enchaînements.
Et pour les enseignants, l'EAO (Enseignement assisté par ordinateur)? Malheureusement, ou heureusement, cela n'a jamais marché très fort de ce côté. Mais comme l'hypermonde a tout envahi, l'enseignement s'y est peu fondu.
Et l'hypertexte est arrivé, ce parrain de l'hypermonde tout entier, avec ses nouveaux cheminements. Une idée simple, à la base: échapper à la linéarité du texte, pouvoir passer d'un point à un autre, en fonction des enchaînements d'idées, d'un parcours pédagogique, d'un besoin documentaire. Son inventeur, Ted Nelson, en a bien vu les vastes perspectives, puisqu'il a aussi créé un des premiers hypermondes, Xanadu.
"Si vous savez écrire, vous savez dessiner", proclamait dans les années 50 la propagande d'une école de dessin par correspondance. Mensonge intéressé. Le commun des être humains est incapable de dessiner un paysage, à plus forte raison un portrait.
Alors, on a commencé à dessiner avec l'ordinateur. Pas tellement pour s'amuser, ni pour la beauté de l'art, sinon dans quelques labos ou pour quelque démonstration commerciale. C'est le dessinateur industriel qui a commencé, et derrière lui l'ingénieur, le concepteur. Le DAO (dessin assisté par ordinateur) a donc été de pair, sinon précédé, par la CAO (Conception assistée par ordinateur).
Les progrès ont été lents: l'image coûtait cher. Peu à peu, elle est devenue réaliste. Du dessin "filaire", on est passé au modelé, à la couleur, au mouvement aussi. C'est l'image de synthèse. Une autre base majeure de l'hypermonde.
Avec le Macintosh, le DAO est sorti du monde industriel pour entrer dans le loisir. Et dans la panoplie des conférenciers. C'est le génial Macpaint: ceux qui l'essayaient comprenaient qu'une nouvelle informatique était née. Les perspectives artistiques étaient pourtant assez minces encore. Mais de l'industrie on est passé aux arts graphiques, rejoignant le texte. .
Mais pourquoi en rester au dessin,au concept? A partir du document issu de la CAO, on pouvait piloter une machine outil à commande numérique. Voire tout un atelier. Ce fut la CFAO (Conception et fabrication assistées par ordinateur), et dans les formes avancées, le CIM (Computer Integrated Manufacturing). L'usine entière se pliait aux les doigts de l'ingénieur, à partir de cet hypermonde qu'est son bureau d'études. Et à la demande du marché: ce fut l'atelier flexible.
Le tableur! Ce cheval de Troie aux allures anodines fit entrer le micro-ordinateur dans les entreprises. Appelé en anglais "spreadsheet" (feuille de ocmptes), il fait son apparition en 1980 avec le produit Visicalc, sur micro-ordinateur Hewlett-Packard. Malgré les informaticiens qui se méfiaient de ce gêneur, de ce concurrent. Une invention qui n'en est même pas vraiment une, tellement le principe en est simple: présentez à l'écran des lignes et des colonnes, et utilisez le calculateur pour effectuer automatiquement les additions, et toutes les autres opérations si le coeur vous en chante. L'oeuf de Christophe Colomb de la bureautique, en quelque sorte.
Le tableur s'est perfectionné. Il s'est intègré aux autres applications, a fait place au texte, ou s'est laissé reprendre comme illustration dans un texte, dans un hypertexte.
Finalement, tous les outils de la bureautique se sont mis à communiquer. Le dessin rend le tableau de chiffres plus attrayant. Et si nécessaire transforme automatiquement un tableau de chiffres en camemberts et autres histogrammes. Le texte a soigné son graphisme et sa typographie. La couleur s'est généralisée, pour le travail comme pour le jeu. Tout se met à bouger sur les petits écrans (qui ont d'ailleurs grandi): pourquoi pas, dans un tableur, une fenêtre montrant une image vidéo animée... par exemple pour réserve une chambre d'hôtel, ou suivre l'ambiance sur une salle de marchés. L'hypermonde a commencé à vivre.
Vint la messagerie. Sur minitel ou sur micro-ordinateur. Fascinante pour quelques fanatiques, et pourtant particulièrement lente à se développer en entreprise. Difficile de savoir pourquoi. Deux mauvaises raisons: les messageries n'étaient pas toujours faciles à utiliser, et le nombre d'interlocuteurs abonnés à une messagerie donnée suffisait rarement à générer la "masse critique" nécessaire à rendre le service performant.
Dans l'hypermonde, c'est une des formes normales de la communication. Dans cet univers qui communique constamment, la messagerie est un peu l'équivalent de la lettre, ou du post-it: un message qu'on laisse dans l'hypermonde de l'autre. Une forme secondaire, mais tout de même pratique et importante de relation. Mais le message a pris corps, couleur, son, relief. On est loin des quelques lignes austères sur le petit écran du minitel.
Des milliards de lignes de Cobol ont été écrites de 1965 à 1994. Elles portaient la pratique des entreprises, leurs règles de gestion. La fin du siècle les a transposées dans de nouvelles applications, plus interactives, plus multimédia. Elles ont été le vecteur majeur de la transposition de l'entreprise dans l'hypermonde.
Le programmeur a fini par se servir du traitement de texte, vers la fin des années 80. Avec un certain retard sur les dactylos, il faut bien le dire. N'en voulons pas trop à l'informaticien. Il a trop de révolutions à digérer pour aller aussi vite que des utilisateurs qui n'en ont qu'une tous les cinq ans.
Mais enfin, on y était. Et l'on a dépassé le texte pur. On a présenté à l'écran les structures rigoureuses qui font qu'un texte est un programme. C'est à dire qui permettent à l'ordinateur de le comprendre, après traduction appropriée par un interpréteur ou un compilateur. De là on est passé au génie logiciel. Les progrès ont été particulièrement lents. Et pourtant la programmation est le coeur, la pointe profonde de la relation homme-machine. Mais, justement, elle est spécialement difficile.
La conception et le développement de l'hypermonde, de ses structures profondes, ont dépendu et dépendent encore radicalement les progrès du génie logiciel.
L'électronique a été une des premières à s'approprier les concepts de l'informatique: on "compile du silicium". On traduit un programme en circuits électroniques photographiés dans le circuit ingétré en silicium semi-conducteur. Aujourd'hui, c'est l'ensemble du monde matériel que l'on compile. Y compris plantes et animaux par le génie biologique: une variante du génie logiciel, au fond.
L'essentiel des logiciels s'est écrit à l'aide des "langages de programmation", qui gardent leur rôle au niveau profond des développements. Cependant, pour le commun des utilisateurs, les langages de programmation ont été masqués. D'abord par les outils plus conviviaux de la bureautique, puis par un recours de plus en plus poussé au graphisme. Données et programmes se sont intégrés avec la programmation "orientée objet". Elle restait encore bien abstraite, mal adaptée à la conception d'hypermondes en trois dimensions et dynamiques. Alors, de même que le principe de plaisir et la joie de vivre micro-informatique ont bousculé la grande informatique, c'est l'hypermonde, plus riche, en relief et en couleurs, qui a révolutionné le génie logiciel à partir de 1995.
Attention tout de même aux illusions: il y a des complexités profondes que les plus belles images ne réduisent pas. Le texte reste le roi de la pénétration aux grandes profondeurs de complexité.
A partir du système d'exploitation
Baptisé d'un nom barbare, domaine austère propre à dissuader l'honnète homme, le système d'exploitation n'en est pas moins un des logiciels fondamentaux. C'est la "couche" qui se place juste au dessus du matériel pour en faciliter l'emploi par les logiciels bureautiques et d'application.
A partir du Macintosh, le système d'exploitation a été masqué aux utilisateurs, qui s'en servent donc sans le savoir, alors que sur le PC, le DOS se laissait percevoir au moins au moment de l'allumage de la machine.
Aujourd'hui, dans l'optique hypermonde, le système d'exploitation forme une première couche autour du micro-processeur. Il le fait communiquer avec le logiciel et le relie aux objets immatériels de l'hypermonde. Couche profonde, qui reste normalement invisible et inaccessible au commun des mortels. Mais couche importante car elle contribue notablement à une certaine indépendance des couches logicielles par rapport aux spécificités de tel ou tel matériel.
Les mots en tique et les limites de la convergence logicielle
Nous avons cité beaucoup de mots en AO. Et la littérature du XXeme siècle était riche aussi de mots en tique: informatique, bureautique, productique, domotique... chacun créait le sien, s'il en avait les moyens intellectuels, médiatiques et financiers.
Tous, dans leur convergence, menaient à l'hypermonde. Peu à peu, les différents volets de l'informatique et les différents types de logiciels se sont mis à communiquer entre eux. Je me rappelle, vers 1990, avoir vu un bon utilisateur de Macintosh jongler entre son traitement de texte Word, son tableur Excel, son grapheur MacDraw, son outil de PréAO Cricket, le tout sur fond de système d'exploitation Multifinder: la mayonnaise de l'hypermonde commençait à prendre.
Les limites n'en sont pas moins réelles. Et profondes. Quel que soit le développement on bute sur des différences de notations, sur des cultures d'origines diverses, sur la dynamique différente de l'oreille et de l'oeil, en particulier: elle a toujours rendu difficile l'intégration de la voix et des données, même quand il n'y avait plus d'obstacle technologique matériel.
La fin des années 1980 a été marquée par l'émergence de l'EDI (Echange de données informatisé), visant à relier directement les applications informatiques des entreprises. Les années 90 ont vu leur généralisation, marquée en décembre 90, je m'en rappelle, par une date historique: l'autorisation de "dématérialisation des factures". Des mots qui font un peu sourire aujourd'hui!
Cette intégration a été stimulée par la compétition économique, les exigences du Juste à Temps, et de grands projets d'intégration de l'information technique comme le Cals américain ou l'IMS japonais.
- Mais aujourd'hui, dans l'hypermonde, parle-t-on encore de logiciels?
- En fait assez rarement, car il s'est intégré aux données, et parfois même aux matériels, pour constituer des objets. Le logiciel, en quelque sorte, c'est la dynamique des objets. Les données, comme on disait au XXeme siècle, c'est leur description statique, la suite de leurs états aussi bien que leurs caractéristiques de base.
- En pratique, comment avez vous constitué tous ces objets qui forment l'hypermonde?
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