Maintenant l'Hypermonde (suite)
Bonjour. Vous venez d'entrer dans l'hypermonde. Heureux de vous accueillir. Oh, vous avez choisi un véhicule un peu antique, le livre imprimé sur papier... mais il est vrai que vous arrivez du XXeme siècle, et que, même pendant la dernière décennie, les "formule 1" que sont casques vidéo et capteurs corporels y étaient rares. N'ayez donc pas de complexes.
Plutôt que de subir un long discours, voulez-vous plutôt m'accompagner dans ma journée, Je viens de me réveiller. Passons dans le coin "hyper" de mon appartement. Comme vous le voyez, c'est une zone à l'abri de la lumière pour réduire la consommation des trois grands écrans plats qui tapissent les murs autour du confortable canapé. Asseyez-vous à côté de moi. Les écrans s'allument tout seuls, et déjà une bonne odeur de café achève de nous réveiller. Vous préférez noir, avec du lait?
J'enfile les gants. A portée de main, le casque vidéo, si je veux vraiment passer en plein relief. Trois caméras, discrètement masquées dans les parois, observent mes mouvements pour faciliter l'interprétation de mes intentions. Excusez la modestie de mon installation. Ce n'est pas le haut de gamme, et la définition des grands écrans, en particulier, reste insuffisante, de même que les rendus de couleur. Mais il faut savoir être raisonnable!
Prenons les nouvelles, si vous voulez bien. D'abord les miennes. Rien qu'en analysant la manière dont je me suis assis, le rythme auquel j'ai enfilé les gants, mon moniteur personnel a fait son petit check-up par rapport à mon profil habituel. Pas la grande forme, mais rien d'inquiétant. Vous entendez le petit jingle: comme vous êtes là, le système s'est contenté de ce signal discret. Mais, regardez: déjà il nous a branchés sur le canal des informations générales.
Un jeu de cartes géographiques s'affiche. Bien semblables à celles d'hier soir, avec toujours, cette tache jaune inquiétante à l'Est du Sahel. Décidément, nous n'arriverons donc jamais à les tirer du pétrin. Nous ne faisons guère mieux que vous, au XXeme siècle! Ce n'est plus tant l'argent qui manque que la volonté. Ou les bonnes structures. Ou l'intégration minimale de leurs tendances naturelles dans le système international. Allez savoir.
Ca clignote du côté de New Delhi. Allons voir. Clic sur la zone concernée. Aïe. Des émeutes, et pas seulement en hyper, cette fois ci. Pas trop grave, quand même. Le canal me propose, pour 1O écus l'heure, quelques données et images de la zone. A 50 écus, de la vidéo en direct sur les parties chaudes. Un peu cher, et nous avons d'autres chats à fouetter.
Voyons plutôt l'économie. A gauche s'affiche un grand tableau synthétique par secteurs, dont j'ai peu à peu mis au point la présentation en fonction de mes préoccupations personnelles.
Le secteur "services d'information" et la rubrique "prospective" en particulier font toujours de bons résultats. Heureusement pour moi. Un peu moins bien tout de même que le mois dernier. Tiens, pourquoi?
Zoomons en profondeur. Ah, c'est la presse financière qui bat de l'aile. Explications? 5 écus la minute, avec une expert financier en direct?. OK? OK. C'est mon business, je ne peux pas me permettre de faire l'impasse.
La tête de Jack Pennon, un expert du GATT, s'affiche en face de moi. Interview exclusive pour le canal CNT. Et combien ça coûterait d'avoir Pennon à moi tout seul? Mille écus l'heure. Fichtre. Pas aujourd'hui. Mais CNT me le propose tout de même en direct: il est en train de faire une conférence de presse.
En fait, avec mon code de journaliste-expert, j'ai même le droit de l'écouter au par pendant la durée de la conférence. Profitez de l'aubaine. Pas mal, ce type. Beaucoup de présence, et visiblement une solide expérience du passage en direct sur hyper. J'ai envie de lui poser une question:
"Pourquoi cette faiblesse de la presse financière, aujourd'hui plutôt qu'il y a huit jours ?". Ma question est relayée vers la régie de la conférence. Coup dr chance, bonne question. J'ai droit à un crédit de 100 écus pour l'avoir posée. Du coup Pennon s'adresse directement à moi. CNT connecte pour quelques instants une ligne vidéo haute définition sur mon logement. Et me filme en retour. Encore heureux que j'aie enfilé un peignoir convenable. "Pourquoi aujourd'hui?", enchaîne Pennon. "Parce que..." (une grande courbe des derniers cours mensuels s'affiche) "... il y a avait hier une liquidation trimestrielle sur les actions de Reuters, et l'opération s'est plutôt mal passée. Du coup, pendant la nuit, les Japonais se sont un peu allégés. Ca vous suffit, Pierre? "
"OK". Je note que les indicatifs d'écoute ont bien monté au cours de mon petit dialogue. Et, comme je pouvais l'espérer, j'ai droit à un crédit de mille écus. Génial, j'ai gagné ma journée.
Continuons à balayer un peu la planète. Ecologie? Rien de neuf sinon la fluctuation régulière des indices de' CO2 sous l'équateur. Religion? Nous approchons de Pâques et le Pape vient d'envoyer un message urbi et orbi. "Dans notre monde de déferlement sensoriel, n'oublions pas les handicapés de l'hémisphère cérébral gauche, que rien ne protège des excès de consommation d'image encouragés par certains médias peu scrupuleux. Soyons accueillants à leurs propos un peu trop flous. Et donnons pour l'ACAHHG (Association catholique pour les handicapées de l'hémisphère gauche)". Bon.
Revenons chez nous. Tout va bien dans la maison? Par acquit de conscience, faisons (sur écran) un petit tour du système domotique. Bon état général. Mais toute de même un petit bruit anormal en bas du toit. Sans doute cette gouttière. Pas urgent. Quelques anomalies basse fréquence sur le circuit de terre...
Je mets un message à SOS bricolage pour qu'ils montent un brin de télé-surveillance. Un écu par jour pour une petite connexion de télé-diagnostic sur mon circuit électrique. Ca vaut le coup. Je sais qu'ils ont de bons analyseurs. De plus, ils sont bien implantés dans le quartier et pourront faire d'utiles comparaisons comparaisons avec mes voisins
Tout est OK? Ma femme passe dans la pièce et s'assure que tout va bien, nous apportant le café. Nous sommes un peu rétro, vous savez, un ménage un peu à l'ancienne, mais... Ca ira comme quantité de lait?
Elle va préparer un repas léger pour le déjeuner, et en attendant s'installe dans son propre coin hyper pour ses activités professionnelles.
Ma banque? Un peu déséquilibrée ce matin par un certain nombre de prélèvements court terme que je n'attendais pas. Je vire quelques fonds du moyen terme sur le court terme. Quant aux liquidités immédiates, mon petit coup avec Pennon me permet de profiter de la journée. Allons faire un tour. D'accord?
J'affiche une carte du monde artistiquement composée (et gratuitement offerte) par Nouvelles Frontières. Je plonge un peu au hasard. Tiens, pourquoi pas cette petite ville des Etats-Unis. Je choisis: époque présente, réalité maximale. Réponse de NF: lieu réel, voulez-vous un déplacement en réel?
Ne rêvons pas. A l'époque où nous vivons, les taxes anti-pollution sur une traversée des Etats-Unis mangeraient trois années de mes revenus! Je demande hyper, et vidéo, bien sûr. Réponse de NF: nous proposons un contact par caméras installées en ville, pour 1,5 écu la minute, plus accès à nos banques de données internationales géographiques et touristiques, 10 écus l'heure. Nous pouvons ajouter une caméra sur place en réel, avec robot cadreur et vidéo haute définition en direct, 15 écus par minute. Je me passerai des caméras spéciales. Contentons nous du réseau vidéo ordinaire. Les caméras fixes sont-elles bien placées, au moins? NF affiche le plan de la ville et la position des caméras. Notez que les points les plus plaisants sont couverts, ainsi que les lieux culturels publics. Le forfait comprend un accès aux bases de données vidéo du musée historique de la ville. Et notamment la fameuse reconstitution de la bataille de High Hills, qui opposa Davy Crockett aux Anglais à quelques kilomètres de la ville.
Le voyage paraît intéressant. Y a-t-il des possibilités d'interactions locales réelles? NF propose différents services publics, l'annuaire téléphonique local, et une liste d'habitants cherchant le dialogue sur notre réseau. Il y a même une personne qui a offert ses services pour une promenade guidée en ville avec son caméscope. Elle propose 200 écus de l'heure (en sus des coûts réseaux, qui restent à ma charge).
Un peu cher, mais j'ai envie de discuter un peu le coup.
NF. D'accord, voilà la liaison.
- Hello. John McZahn in line. Who is calling? Oh, sorry, it's a old habit. Peter, I see you on my display. You are... je ne parle pas trop mal français, Pierre. Je vois que vous voulez faire une ballade par ici aujourd'hui. Bonne idée, le temps est superbe.
- Merci, John. Ton tarif me paraît un peu cher. Si tu as un peu de temps, on pourrait faire un brin de causette
- Un brin de Cosette, tu t'appelles Jean Valjean
- Ah, ah. toujours le mot pour rire. Je te propose de prendre les frais de réseau à ma charge, mais on cause un peu au par. D'accord?
- Il faut tout de même que je gagne ma journée. Je te propose dix écus l'heure. C'est juste pour le principe!
- D'accord. Raconte moi un peu l'histoire de la ville.
Nous passons une bonne demie-heure ensemble,
McZahn est un agréable conteur, et vous en profitez Wavec moi. Mais vous n'êtes pas venu seulement pour Xvoir, vous voulez comprendre: votre hypermonde, au juste, de quoi s'agit-il?
Vous l'avez compris: l'hypermonde marie la vidéo, l'informatique et les télécommunications pour construire des univers "synthétiques". Mais pas de simples spectacles, comme le télévision du XXeme siècle. Dans l'hypermonde, on agit, on travaille, on se rencontre.
Mais pourquoi toute cette technologie? Ne pouvait-on se contenter du bon vieil univers naturel, de nos promenades en voiture, de nos bureaux avec leurs transports en commun?
Non. Nous ne pouvions pas continuer à croître dans Xle système à haute énergie matérielle du XXeme siècle.
L'homme était partout sur la planète, souvent à saturation. Saturation économique de l'énergie. Mais plus encore de l'espace. Il nous fallait des espaces encore vierges pour nous épanouir, pour "s'éclater" ?
Où aurions nous pu les trouver? La Sibérie, l'Amazonie, le Sahara ? Fragiles plus encore qu'inhospitaliers. L'Espace ? Stérile et follement coûteux.
Certes, demeure la voie d'une croissance purement spirituelle, purement "intérieure", ascétique et méditative. Elle n'a besoin de rien que d'un esprit pur et riche intérieurement. Mais les itinéraires mystiques ne sont ni séduisants pour tous, ni même ouverts à tous. A vous peut-être. A moi... jusqu'à un certain point seulement. Trop souvent, qui veut faire l'ange fait la bête.
Alors, entre le béton et le yoga s'est ouvert un nouveau type d'espace: l'hypermonde. C'est la technologie, surtout l'électronique, qui nous l'a offert. De petites poches, d'abord, isolées, collées aux espaces réels, de petits espaces "hyper" qui ont peu à peu grandi. Puis ils se sont connectés. A la fois pour créer un monde continu ou tous peuvent se xretrouver quand ils se cherchent, et pour créer une infinité d'espaces séparés ou chacun jouit de son univers personnel, et même plusieurs. Mais, vous l'avez-vu, l'hypermonde n'est pas tout rose. Les plaines illimitées qu'il déploie ne manquent ni de dangers "naturels", ni de desperados armés jusqu'aux dents. L'homme reste un loup pour l'homme et "Là où est le ça, Je dois advenir". Notez que, hasard ou nécessité, que vous y rencontrez d'abord un chrétien. Il croit que l'homme est pécheur, même s'il est déjà pardonné. L'hypermonde n'est ni le paradis, ni l'enfer. Simplement un espace qui s'est ouvert à un moment où la planète en avait vraiment besoin.
Mais qui suis-je, pour prétendre vous guider dans l'hypermonde? Pouvez-vous me croire, ou au moins me suivre, dans de telles projections? Si je me lance dans l'aventure, c'est que j'ai déjà pratiqué ce type d'exercice, et que la réalité a, dans l'ensemble, confirmé mes vues. Est-ce en raison de ma culture à la fois littéraire et scientifique? Les spécialistes ont souvent courte vue. Les littéraires sont plus axés sur la relecture des textes passés que vers l'avenir. Les scientifiques et les techniciens préfèrent développer à partir de l'immédiat.
Les techniciens, et les informaticiens en particulier, sont trop conscients de leurs responsabilité de pilotes pour regarder beaucoup au delà de l'horizon. En 1960, j'ai vu des mécanographes dire que "l'électronique ne changera rien". En 1970, des responsables informatiques de grandes banques affirmer "les terminaux en agence n'ont pas de sens, puisque de toutes façons il y a des chèques qui circulent". En 1980, quand arriva la micro-informatique, les informaticiens furent les derniers à en sentir l'importance. En 1985, quand le Macintosh d'Apple révolutionna les interface hommes-machine, il le traitèrent par le mépris.
Faites leur donc confiance pour gérer le système et pour le faire progresser modérément. Mais ne leur demandez pas de regarder au loin. Peu d'entre eux ont des lunettes à double foyer! On dirait même que certains, pour compenser sans doute la violence qu'ils font à la société en lui imposant les rigueurs de la machine, se replient dans l'intimité de leurs convictions sur un surprenant passéisme.
Sur le plan technologique, cet ouvrage ne se base que sur des outils disponibles en 1990. La plupart pouvaient s'acheter dans les boutiques de votre quartier dès cette époque: distributeurs de micro-informatique, de jeux électroniques, ou agence de France-Télécom. D'autres étaient plus coûteux et pas encore industrialisés, mais accessibles à partir de quelques millions de F. Au moins pour le matériel. Car, pour le logiciel et les données, l'hypermonde restait à construire.
Si je suis l'inventeur du mot "hypermonde", d'autres auteurs s'y étaient déjà promenés. Aux lecteurs de science-fiction des années 90, mes idées, mes images même sembleront banales à première vue. "L'univers en pièce" de Claude Ecken est un bon exemple scénario, certes tiré au noir, de ce qui peut arriver dans l'hypermonde. Et les Robots d'Isaac Asimov ou de Philip K. Dick ont posé depuis longtemps quelques unes des questions les plus redoutables que nous devrons y résoudre.
Cependant, la plus grande partie de la littérature (ou des films) de science-fiction du XXeme siècle fait l'hypothèse de voyages dans l'espace réel à vitesse infinie. Je n'y ai jamais cru. D'abord la théorie de la relativité limite fondamentalement la vitesse à celle de la lumière, insuffisante pour sortir utilement du système solaire. Mais surtout les consommations d'énergie, avec leurs coûts énormes et leurs conséquences écologiques, nous confinent sur la surface de la planète bleue pour un très grand nombre de décennies encore. D'ici là, nous serons dix ou douze milliards, sinon plus, et il faudra vivre. Vivre bien et pas seulement survivre. L'hypermonde est le seul espoir, alors que les fictions spatiales sont des rêves. Des rêves stériles... à moins de les vivre en image dans l'hypermonde bien entendu.
J'ai d'abord cherché un titre autour des "espaces virtuels" (ouvrages de Segura et Weissberg, entre autres). Cette expression est précise, situe bien le nouveau monde dans ses relations avec l'ancien, par référence tant aux images virtuelles de l'optique qu'aux mémoires virtuelles de l'informatique. Mais "virtuel" est un mot abstrait, voire scolaire. Et même négatif, puisqu'il s'oppose à réel.
Le concept d'objet, au sens de la "programmation orientée objet" dont Bertrand Meyer est un chantre inspiré, apportait aussi beaucoup. Le mot a inspiré aujourd'hui les auteurs les plus variés: Baudrillard, Attali, sans parler de la bonne vieille philosophie médiévale... Mais pour un titre, ce n'était guère enthousiasmant.
Les américains parlent de Cyberspace, rappelant un peu trop les bonnes vieilles idées des années 50 avec Ashby, Wiener... "Hyper" est concret, positif, progressif. Ses références techniques sont encore plus pertinentes que celles d'objet ou de virtuel. La racine la plus ancienne c'est l'hypertexte de Ted Nelson, avec ses prolongements multiples: hyper-document, hyper-média, hyperviseur, le produit Hypercard. En outre, dans le monde de la science-fiction, l'hyper-espace est justement le saut qui permet d'échapper aux contraintes de l'espace ordinaire, en particulier pour échapper à ses poursuivants. Les nez sensibles s'offusqueront de la proximité d'hypermarché. Tant pis, voire tant mieux.
Un défi de l'hypermonde a précisément été de créer des emplois à base d'activités culturelles, ce qui suppose un marché (ou un "plus d'Etat" qui est passé de mode).
D'ailleurs, jouant le jeu jusqu'au bout, nous avons déposé la marque "hypermonde".
Guide pratique, ce livre ne veut pas faire une métaphysique de l'hypermonde, même s'il cède parfois à la tentation. Certes, il reste passablement abstrait... mais si vous avez fait l'effort de l'ouvrir, de venir en hypermonde à partir du XXeme siècle, c'est que vous envisagez d'être un constructeur d'hypermonde, un explorateur au moins. Alors, vous ne pouvez échapper pas à la nécessité d'une certaine conceptualisation. Nous vous appelons à quelques efforts. Mais rassurez-vous pour les voyageurs plus ordinaires, qui s'embarquent pour l'hypermonde au milieu du XXIeme. Ils n'ont pas besoin de livres, ni d'abstractions. D'ailleurs, ils sont nés dedans.
Mais, comment tout cela fonctionne-t-il? Poursuivons la visite.
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