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Maintenant l'Hypermonde (suite)


L'hypermonde, marché sans bornes

Nouvel espace pour le développement personnel, l'hypermonde est aussi le nouveau marché du travail. Cette vue peut choquer ceux qui, après Malraux, veulent que la culture soit gratuite. Elle peut en inquiéter pour d'autres, qui découvrent l'hypermonde à partir des jeux électroniques ou des spectacles télévisés, donc en perçoivent surtout le caractère ludique, voire "pas sérieux".

C'est dans l'hypermonde, ou à partir de lui, que se passent "les choses sérieuses", à l'exception des activités du noyau familial ou local. Tentons de montrer l'ampleur de ce nouveau marché de l'emploi.

Des capacités illimitées de production

On n'aura jamais fini de tout décrire, c'est à dire d'inscrire dans l'hypermonde une image, une modélisation de la nature. Le nombre des espèces d'insectes, pour ne prendre qu'un exemple, s'élève à des centaines de milliers, et chacune a ses caractéristiques anatomiques et physiologiques, sa démographie, son biotope, ses moeurs alimentaires, sociales, amoureuses, son histoire et sa généalogie, ses interactions plus ou moins fortes avec l'écologie générale, parfois avec l'économie... On n'aura jamais fini de décrire, de raconter les insectes. Alors, la Nature !

La biologie humaine, à elle seule, laisse encore un énorme champ libre à l'analyse. La médecine reste largement ignorante de bien des phénomènes, et la psychologie ne fait pas mieux, malgré la marée des ouvrages.

Mais surtout, chaque être humain, chacun des cinq milliards d'hommes, et moi, comme tous les autres, par le déploiement de mon activité quotidienne, par mes multiples prises de décision, minuscules ou majeures, j'écris à chaque minute une Histoire dont on n'enregistre jamais que les grandes lignes.

Il n'y a pas de limite à la description. Trouver la limite voudrait dire que la totalité de l'Univers, de toute notre Histoire et de qu'on peut prédire de son avenir, serait à chaque instant et en chaque lieu totalement décrit, totalement accessible dans tous ses détails. C'est le vieux rêve de Laplace et de tous les réductionnistes. Ne nous laissons pas réduire.

Et il n'y a pas que la description directe des faits. Il y a toute l'information plus générale que je construis par induction et déduction, les techniques que je mets au point sur des expériences multiples, les méthodes et les philosophies, les romans que j'invente ou que j'écris, les rêves et les mythes auxquels je participe.

Et la qualité de l'information? Les images de l'hypermonde sont imparfaites. L'information dont je dispose est trop souvent mal vérifiée, mal présentée ; les images ne sont jamais assez nettes, assez finement colorées et contrastées. La télévision digitale (TVHD, télévision à haute définition) a apporté une qualité supérieure... au prix d'une consommation d'information accrue, sur toute la chaîne, depuis la prise de vues jusqu'à la restitution sur l'écran de l'hypermonde.

Il y a donc indéfiniment de quoi dire, montrer, modéliser. Je peux donc dire, écrire, parler, dessiner... informer infiniment plus. Le journaliste expérimenté ne manque jamais d'idées d'articles. Son temps, son budget de voyages, ses moyens de fabrication du journal sont en revanche limités. Il faut qu'il y ait un marché. Or, si l'on peut produire indéfiniment, le consommateur ne risque-t-il pas l'indigestion ?

Un potentiel illimité de consommation

L'homme du XXeme siècle n'était-il pas déjà saturé, sur-informé, lisant ses journaux tout en répondant au téléphone, pendant que la télévision faisait un bruit de fond sur la conversation familiale... Qui ne désespérait, au bureau, d'arriver à lire toutes les revues, notes de service, rapports, messages et listings d'ordinateur qu'il est pourtant censé dépouiller ?

Eh bien, ce n'était rien encore. Par rapport aux années 90, l'hypermonde a représenté un énorme accroissement des objets informationnels. Mettons, pour fixer les idées, dix fois plus tous les dix ans, et pendant plusieurs décennies au moins. Incroyable ?

Dans l'hypermonde, on passe une grande part de son temps dans un monde immatériel, informationnel, médiatisé. On s'est habitué d'abord à la lecture rapide, puis au zapping, puis aux écrans à présentations multiples (présentation simultanée des différentes chaînes de télévision, multifenêtrage de la bureautique), puis à des synthèses en temps réel de sources multiples.

Rien que sur mon propre corps, l'hypermonde recueille quantité d'informations en permanence, et m'en présente régulièrement des synthèses, sans parler d'éventuelles alertes. Dans la deuxième moitié du XXeme siècle, on a vu les médecins demander un nombre croissant d'examens de laboratoire, radios et autres scanners. On est allé bien plus loin au XXIeme, avec une prévention et une "mise en forme" permanente.

Tous les produits de consommation ont aussi vu croître leur volet informationnel. Les associations de consommateurs ont poussé à la roue. L'obsolescence rapide des produits, la multiplicité des marques et des types de solutions à un problème pratique, ont poussé à la mise au point de systèmes d'information puissants et complexes, à une recherche élaborée avant tout achat.

Avec ce cercle sans fin de l'information sur l'information. Des journaux consacrés à la télévision, de la publicité pour les journaux. De l'information en temps réel sur les réseaux de communication, sur le fait qu'un message est ou non parvenu à son destinataire, etc. Dans l'hypermonde, on veut non seulement savoir, mais savoir que l'on sait, savoir ce que l'on sait... le qui, quoi, quand, où... appliqué à lui-même.

L'hypermonde, c'est aussi une énorme mémoire. L'homme du deuxième millénaire ne stockait qu'une quantité d'objets informationnels limitée. Il n'avait ni beaucoup de temps pour la saisir, ni d'argent pour acheter des documents coûteux ou s'abonner à des services performants, ni d'armoires pour entasser encore et encore des papiers, pellicules photos, disques, cassettes, livres, etc. La numérisation générale et les mémoires à grande capacité ont multiplié les fonds personnels comme les fonds collectifs. Un jour, pourrai-je stocker l'intégralité de mes souvenirs?

Et j'accède à tout l'univers: je veux pouvoir accéder à l'information depuis n'importe quel point de la planète. De mon lit comme de ma voiture, de mon bureau comme de ma planche à voiles. Pour affranchir l'information des contraintes de temps et d'espace, il ne suffit pas d'avoir des lignes de télécommunications, il faut savoir où et comment faire circuler l'information. Le réseau doit devenir RVA (réseau à valeur ajoutée).

Et je veux, et j'ai besoin de qualité, de fiabilité, d'ergonomie de présentation. Il n'y a pas de limite aux puissances consommables pour bien contrôler ce que je dis ou écris comme ce que je lis ou écoute. "Tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler", disaient nos grand-pères. Contrôles à tous les niveaux, recoupements, recherche de précision, de tel détail qui manque pour apprécier la valeur d'une information (qui l'a donnée, à quelle date), données de contexte, etc.

De la production aux emplois

Pour produire l'hypermonde, les flux et les puissances peuvent gonfler autant qu'on voudra, autant qu'on pourra en payer. Mais comment le transformer en travail, en emplois ? Faut-il des investissements extraordinaires, de gigantesques machines, des experts en grand nombre ? Oui et non. La question est avant tout juridique et psychologique. Puisque l'hypermonde ouvre un potentiel indéfini de production et de

consommation, il ne reste qu'à mettre en place les structures, publiques, privées ou même d'un genre nouveau, qui sait, pour que cette activité s'organise en travail, en emplois.

Or, qu'est-ce qui caractérise un emploi ? Ce n'est pas l'activité, qui peut être activité de loisir, purement consommatrice. Ce n'est pas l'utilité, car une grande part du travail utile s'accomplit de manière bénévole, soit en famille soit dans le cadre associatif. Le trait caractéristique d'un emploi, c'est qu'il confère un statut, un ensemble de droits et d'obligations, et finalement une rémunération, dans le cadre économique d'une entreprise ou d'un service public, et conformément à une législation, le code du travail.

Pour que l'information crée des emplois, il faut donc qu'elle soit produite par une structure adéquate. Il faut que l'information soit payée, que ce soit par le client d'une entreprise, l'adhérent d'une association, le contribuable pour les services publics. Il faut que la production d'information se traduise par une valeur ajoutée juridiquement reconnue comme telle, sur quoi sera prélevée la rémunération des

Mais toutes sortes de raisons s'opposent à faire ainsi entrer l'information dans les moules de la société marchande et à nous tourner radicalement vers elle pour assurer les emplois de l'avenir. Relevons en quelques unes.

Dans l'hypermonde, on ne produit pas "vraiment"

L'information est-elle vraiment un métier? On en a longtemps douté. Peu à peu, journalistes, fonctionnaires, enseignants... les travailleurs de l'information sont devenu majoritaires. Le seul travail vraiment sérieux d'autrefois, c'était l'agriculture. Elle n'emploie plus que quelques rares spécialistes. Reste un vague soupçon. Pour Marx, les gestionnaires sont des improductifs. Pour le rapport Lhermitte encore, publié en 1968 :"1200 emplois ainsi économisés seront transférés du secteur tertiaire vers des emplois secondaires ou tertiaires non

administratifs". Dix ans plus tard, le rapport Nora-Minc marquera le retournement, la perception que les nouveaux emplois viendront de l'univers informationnel.

Le vieux principe: "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front" change donc. Le pain proprement dit, je le mange dans le réel. Mais l'argent pour l'acheter, comment est-ce que je le gagne? Pour la

plupart d'entre nous, et de plus en plus, on travaille dans l'informationnel, le symbolique, le tertiaire, l'immatériel. Le réel, le matériel, c'est pour se reposer, se distraire, se ressourcer.

Culture et information sont trop nobles pour être vraiment des "métiers", un "marché"

Le caractère immatériel de l'hypermonde tend à nous faire considérer qu'il doit être gratuitement offert à tous: ce n'est pas comme les ressources matérielles d'autrefois, qu'il était normal de "partager", puisque c'était une ressource finie, donc de vendre. Aussi est-elle, la plupart du temps, les biens informationnels et culturels ont été liés à des produits plus palpables, plus faciles à protéger par brevet, ou simplement à enfermer dans des coffre.

Il est vrai que les "marchands" ne donnent parfois que trop raison à ceux qui voudraient faire échapper le monde des représentations à leur emprise. La vente de TF1 au groupe Bouygues n'a guère fait pour séduire les hommes de culture. Et un numéro hors série du Monde titrait "La communication victime des marchands". Le journaliste, du rédacteur à l'éditeur en passant par le rédacteur en chef, doivent en permanence lutter pour échapper aux facilités, et quelquefois aux trahisons, que le commerce appelle naturellement.

André Malraux, inaugurant la maison de la culture de Grenoble, déclarait (Le Monde du 6 février 1968): "Tôt ou tard, la culture doit être gratuite". Jules Ferry a voulu l'instruction laïque, gratuite et obligatoire. Et les jeunes de décembre 1986 ont prouvé dans la rue qu'ils ne voulaient pas d'une culture à deux vitesses pour cause d'argent.

L'hypermonde se laisse difficilement à comptabiliser

Il est facile de compter des hectares de bonne terre, des boeufs en chair et en os, des lingots d'or. Il a fallu quelques siècles pour faire entrer des concepts plus immatériels comme le "fonds de commerce" dans les comptabilités. Les objets informationnels, les réalités de l'hypermonde sont plus difficile à comptabiliser: comment compter quelque chose qui se reproduit et se transmet si facilement...

Les dépenses informationnelles des entreprises sont noyées dans les "frais généraux". Même des études assez fouillées sont loin d'éclaircir totalement la question. D'ailleurs, l'information est tellement liée à toute activité qu'il est bien difficile de l'en séparer. On a peu à peu progressé, sans doute: un progiciel a pu être inscrit à l'actif d'une entreprise. Peu à peu, l'hypermonde a dû se doter d'une comptabilité appropriée. Qu'il faut continuer à perfectionner. Ce n'est pas le moindre de ses difficultés.

L'hypermonde est transparent

L'hypermonde et le plus souvent image de quelque chose, hors le roman et la fiction. L'attention se porte donc sur ce "quelque chose". Il ne manque pourtant pas de cas où le quelque chose s'éloigne fort loin dans le jeu des miroirs successifs. Par exemple, la critique dans Télérama d'une émission de télévision sur la presse... Alors, c'est ce qui est montré qui semble important, et l'on tend toujours à oublier la médiatisation.

Pire: l'hypermonde parlera de plus en plus de lui-même, puisque c'est en son sein que s'écrivent désormais les histoires, l'Histoire. Cette sorte de cercle nous apparaîtra toujours un peu vicieux. Eloigné des réalités plus rassurantes du travail au sens traditionnel.

Un schéma type d'activités pour l'entreprise de l'hypermonde

Une entreprise est un objet, juridiquement défini, qui "ajoute de la valeur" au sens monétaire, économique du terme. C'est, au sens large, un "réseau à valeur ajoutée". Précisons.

Quelle type de "valeur ajoutée" peut-on apporter dans l'hypermonde? Les formes traditionnelles y gardent leur place: mise à disposition de biens et services matériels ou immatériels.

Mais un fertile champ de créativité réside au niveau du réseau lui-même. "Au dessus" de la fonction de transport pur (la ligne qui transmet des objets immatériels d'un point à un autre), on peut repérer des fonctions essentielles. Nous les avons regroupé sous cinq mots qui ont l'avantage de constituer un acroynyme mnémotechnique bien adapté aux réseaux: Brassage:

BRancher, Adapter, Sécuriser, Animer, GErer.

BRancher

Un réseau "branche", par définition. Mais l'opération peut être perfectionnée. La mise à disposition d'un annuaire, d'un jeu de pointeurs peut s'avérer fort utile et rentable.

Commercialement, plusieurs cas de figure pour cette communication. D'abord, faire communiquer des clients entre eux. Une évidence qui peut pourtant aller loin. On a vu des parents éloignés, perdus depuis des décennies, se retrouver grâce à l'annuaire électronique. Ensuite, toutes les messageries et forums. Malgré les progrès du minitel et de certaines messageries d'entreprise ou de recherche, nous sommes encore bien loin, en 1987, d'avoir épuisé les possibilités.

Le branchement peut prendre des formes élaborées. Par exemple dans le réseau Electre, mis en place par les éditeurs français de livres pour les libraires, la simple indication du numéro ISBN (que l'on peut lire automatiquement avec un lecteur de codes à barres) permet au centre serveur d'Electre d'acheminer la commande vers le bon éditeur. Mieux: les éditeurs ont des dépôts régionaux, et la commande est orientée vers celui qui est le plus proche du libraire demandeur.

Le branchement peut se faire avec les ressources propres à l'entreprise: serveurs et processeurs internes, sans oublier les hommes eux-mêmes. Ici encore, le minitel fait parfois des merveilles, comme (nous l'avons testé sur le BHV à Paris) de conduire directement sur le chef de rayon concerné.

Une grande partie des branchements relient des machines entre elles: processus demandeurs chez le client, serveurs propres à l'entreprise, avec relais éventuel sur des sous-traitants. Et le plus souvent avec un minimum d'intervention humaine. D'énormes volumes d'échanges de données entre machines vont accompagner les flux matériels automatisés de marchandises, de fonds, voire de personnes (dans les transports automatisés eux aussi).

Souvent, c'est le client (humain ou machine) qui pilote lui même les machines. le "producteur" ne fournit que l'appareil, la méta-décision. C'est depuis longtemps le cas des commandes de complets-vestons chez Vestra... et a fortiori de la production d'électricité automatiquement déclenchée chaque fois qu'une personne appuie sur un interrupteur ou qu'une machine quelconque se met en marche.

Adapter

Nous avons décrit cette fonction dans le chapitre "noyau à forte densité". Mais, dans ses formes simples, il s'agit seulement de permettre la communication. Par exemple, conversion de protocoles, traduction de mots, etc.

Sécuriser

Des menaces de tous types pèsent sur l'habitant de l'hypermonde et sur ses ressources:

- vols et utilisations frauduleuses d'objets: le

vol n'est pas matériel à proprement parler, mais on peut utiliser frauduleusement un service, recopier des objets et les revendre, etc.;

- atteintes à la vie privée ou détournement de la finalité des objets;

- erreurs et pannes limitant la disponibilité et la fiabilité des objets;

- malveillances entraînant la destruction de lignes de communication, de centres serveurs, de réseaux de pointeurs, etc. La sécurité est aussi un produit et un service en soi. Par rapport aux flux principal "de production", généré à partir des appels ou des initiatives courantes de l'entreprise, un certain nombre de processeurs parallèles sont donc branchés en permanence, pour établir les redondances et les surveillances appropriées.

On peut distinguer des opérations de maintenance, diagnostic, dépannage.

Animer

Vaste programme. Il s'agit à la fois d'animer les réseaux existants, de mener une politique de communication pour promouvoir les nouveaux, de monter des expériences pilotes, etc. France-Télécom en a monté un exemple remarquable au milieu des années 80 avec le lancement du minitel.

Gérer

Cela va sans dire... mais encore mieux en le disant. Une des inventions remarquables liées au minitel, c'est le "kiosque": le fournisseur du réseau assure la facturation et l'encaissement auprès des utilisateurs, qui peuvent être multiples, dispersés, ne consommant qu'un volume infime de services pour chaque serveur, et ceci fait reverser au serveur la part qui revient.

Tout autant que l'électronique, c'est cette technique du kiosque, progressivement perfectionnée d'ailleurs, qui a permis la mise en place en France de milliers de "serveurs télématiques" petits et grands.

Une circulaire du CCITT (organisme internationale de normalisation en matière de télécommunications) distingue cinq thèmes de gestion des réseaux, qui peuvent s'étendre à un grand nombre des activités dans l'hypermonde:

- configurations: dans quel état matériel et logiciel est le réseau; avec lancement des opérations adéquates de branchement, installation de lignes et de postes, ou de suppression;

- fautes, pannes, etc; pour déclencher les opérations appropriées de remise en état

- performances: optimiser l'emploi des ressources et leur développement;

- confidentialité et sécurité (voir paragraphe précédent). difficulté de faire accepter que l'information se paye, d'autant plus que la copie ne coûte rien. solutions :

- développer une nouvelle éthique

- masquer le prix dans autre chose (bundling)

- faire payer par d'autres canaux (c'est la publicité qui vent le journal)

Au delà des fonctions simples, on rencontre des problèmes difficiles comme la comptabilisation des actifs immatériels... et des ressources humaines.

On note d'une manière générale un déplacement des coûts vers la conception, aux dépens de la réalisation. Comme le disaient nos pères: mesurer dix fois ne couper qu'une. Cela n'est pas sans conséquences :

- désavantage des gros systèmes par rapport à de nombreux petits systèmes, ce qui explique retard de 'informatique traditionnelle par rapport à la micro;

- c'est une des formes du passage à l'informationnel, au second degré quand il s'agit de conception de systèmes d'information;

- que deviennent les économies d'échelle ?

- industrialisation (cas particulier des VLSI)

- la méthode devrait exprimer que la valeur s'accroît au fur et à mesure que l'on avance dans le processus. au prix d'achat on ajoute le temps passé.

Mais il y a des difficultés théoriques: vieillissement, risque de non-vente.

Vers une "hyperentreprise" ?

Dans l'hypermonde, une "entreprise" n'est donc plus un lieu physique où il faut se rendre chaque matin pour travailler, pour se mettre à son poste de travail. On n'y vient que pour le contact collectif. Convivial, mais aussi parfois franche prise de bec.

C'est (ou au moins cela peut être) une structure complètement dématérialisée. Tentons d'analyser ce processus de dématérialisation. Il remonte aux origines de l'informatique. Fichiers et programmes expriment, même dans leurs formes les plus rudimentaires, des structures de données et de procédures qui caractérisent l'entreprise. Cela est peu apparent dans les petites applications de calcul, ou les aides très personnelles que propose par exemple l'ordinateur personnel.

Le processus de transfert s'est poursuivi avec :

- le développement des dictionnaires de données, puis des "référentiels" (repository) mettant sous forme logicielle le vocabulaire de l'entreprise;

- l'établissement de tables de confidentialité, pour l'accès aux bases de données, qui définissaient le droit de chacun à accéder à telle ou telle catégorie d'informations;

- les serveurs de réseaux locaux et les autocommutateurs qui matérialisent la politique de télécommunications, qu'il s'agisse de téléphone,

télex ou de transmissions de données ; on peut atteindre un haut niveau de détail, avec personnalisation de chaque poste, donc indirectement de chaque membre du personnel; il peut être utilisé plus largement pour le contrôle des accès, les horaires variables, les parkings, le restaurant d'entreprise, en liaison avec un réseau local à grand débit pour les communications intérieures.

Toutes les grandes applications (au sens classique du terme en informatique) décrivent des aspects des structures internes de l'entreprise, ses ressources matérielles et humaines :

- gammes techniques de fabrication, par la CAO/FAO,

- portefeuille financier et immobilier, relations avec les banques,

- ressources humaines, toujours plus finement décrites et plus fortement modélisées, depuis la paie (parfois l'affectation du personnel, comme dans les entreprises de transport), jusqu'à la gestion prévisionnelle;

- la bureautique a remplacé la surface de bureau par une image qui lui ressemble; un certain pouvoir normalisateur des outils qui deviendront des standards de l'industrie. En fait, le concept même de bureau, hérité de la civilisation du papier, a beaucoup changé dans l'hypermonde. Ce système stéréotype, avec un plan de travail horizontal, un écran, un siège... a laissé place à une grande variété de dispositions.

Ainsi l'hypermonde tend-il à s'intégrer, réellement et activement, une part chaque jour plus large de l'entreprise et de toutes les organisations.

Réduction du rôle des composantes matérielles

Les structures matérielles de l'entreprise se sont vues désinvesties de leur rôle traditionnel. La dématérialisation a pris des formes multiples :

- banalisation et normalisation des machines de base, accroissement de leur adaptabilité par l'automatisation, la robotisation, la conduite de processus (ici encore, c'est l'hypermonde qui prend en charge les descriptions et les structures propres à l'entreprise),

- matériels mobiles, portables, miniaturisation, réduction des consommations d'énergie et auto-protection du point de vue électrique

- normalisation et modularité sous toutes leurs formes et à tous les niveaux, permettant des combinaisons aussi changeantes (en vue de l'adaptation) que multiples (en vue de la complexité),

- réduction de tous les mouvements physiques, dès qu'ils pouvaient être remplacés par des transmissions d'information, et de préférence sous forme électronique plutôt que sur papier, de manière à être de moins en moins contraints par les infrastructures de transport.

Quant aux ressources humaines, on s'est efforcé aussi de les alléger de structures qui pouvaient être portées par l'électronique :

- la normalisation et la banalisation des matériels et logiciels de base permettent de faire plus facilement passer le personnel d'un poste matériel à l'autre;

- la formation et les moyens de reconversion aident les entreprises aux transitions souhaitées ou inévitables (secteurs sinistrés...);

- on a donné la plus grande importance à la facilité d'emploi des outils: ergonomie des logiciels, aide aux opérateurs débutants, diagnostic des erreurs, récupération en cas de fausse manoeuvre (undo, recover...), documentation en ligne; on décharge d'autant la mémoire des personnels.

Des dangers à ne pas sous-estimer

Le passage à des structures immatérielles a fait naître quelques légitimes anxiétés. On a craint la trop grande vitesse de changement, la perte des ancrages. Habitués à un certain rythme d'évolution des choses, des relations, des structures, saurions-nous nous adapter à ces univers déstabilisés, privés des rigidités qui certes nous contraignaient mais aussi nous protégeaient, nous servait d'appui pour nous construire nous-mêmes ?

Nous avons survécu. Nous avons su retourner la machine contre elle-même. Et nous doter, par exemple, d'outils d'étude et de conception de l'organisation elle-même.

Des outils de conception de l'organisation

Le premier outil consiste tout simplement à bien structurer l'entreprise dans l'hypermonde, de telle sorte que ses structures soient assez perceptibles, que l'on puisse aisément s'y retrouver. C'est un prolongement de la bonne informatique, avec ses méthodes d'analyse, sa "programmation structurée".

Cet objectif n'est jamais parfaitement atteint, car la structuration des organisations est liée à des politiques de pouvoir. Elles sont en concurrence, en opposition. La transparence totale n'est donc ni possible ni même souhaitable.

Le deuxième outil est une documentation sur l'organisation de l'entreprise, ses structures, ses classes d'objets. A l'ère du papier, c'était un point faible des entreprises comme de l'informatique. Il y avait bien quelques organigrammes, annuaires, statuts de société, règlements intérieures, définitions de fonctions... Mais on n'y accédait pas facilement. Leur rédaction semblait souvent destinée à masquer les réalités plus qu'à les révéler.

Dans l'hypermonde, c'est en quelque sorte la documentation qui constitue l'entreprise. C'est à partir d'elle, des mots qu'elle définit, des règles de gestion qu'elle implique, que l'on définit les objets et les programmes qui régissent la vie de l'entreprise. Cette documentation est ouverte à tous, mais sous contrôle de règles d'accès et de confidentialité. Sinon, la prudence même imposerait aux entreprises de dissimuler les informations essentielles.

Cette documentation donne, pour chaque application et ses programmes, pour chaque objet, le nom des participants, leur rôle et leurs fonctions, leur implantation géographique, leurs procédures, protocoles et calendriers, leurs objectifs explicites, leurs moyens d'actions matériels, humains et financiers.

N'imaginons pas cette documentation, ce référentiel, comme une suite de papiers simplement transposés dans l'électronique. C'est un outil interactif, très vivant. Les structures les plus abstraites y sont présentées en relier et en couleur. On s'efforce de les rendre compréhensible par tous... y compris par des dirigeants qui doivent comprendre vite. Et ne pas se tromper.

Le troisième outil est le logiciel de "CAO des organisations". Le coeur en est un catalogue des types d'organisation (types juridiques, formes de management, dispositions géographiques...) avec leurs tailles typiques (on ne fait pas une SA pour deux personnes, ni une SARL pour 10 000...), leurs exigences spatiales, leurs rythmes caractéristiques, leurs avantages et inconvénients, les précautions à prendre, la législation. Il est assorti d'exemples, de références d'ouvrages à consulter, d'organismes compétents. Des données chiffrées analysent les populations d'organisations existantes (ne serait-ce que du fait des attentions particulières qu'appellent les structures rares), de listes de contrôle pour soutenir la créativité et la vérification de tous les points importants.

Ce type d'outil est à la fois abstrait (basé sur des types généraux d'organisation) et concret. Il correspond à la situation sociologique, juridique et économique d'un pays déterminé, d'un domaine plus étroit (région, secteur économique, voire groupe d'entreprise), ou au contraire plus large (CEE, monde entier). Ce catalogue est accessible sur un serveur établi en collaboration avec les pouvoirs publics. En France, le Dicoforme institué en 1990 en a fourni la base.

C'est un outil constructif et autant et plus que règlementaire et juridique: suggestion de procédures à suivre, simulation et scénarios, modules de comptabilité et d'évaluation avec, en fin de travail, génération de tous messages et documents nécessaires à la mise en application des propositions et décisions prises.

Cet outil de conception et de développement peut être perçu, ou réalisé, à deux degrés différents d'insertion dans l'organisation concrète de l'entreprise.

A un premier niveau, c'est seulement un moyen de soutenir la réflexion, pour déboucher sur des projets qui seront mis en oeuvre ensuite par des moyens classiques.

A un niveau d'insertion plus important, le poste de conception est connecté directement au système informatique de l'entreprise et des pouvoirs publics. Les décisions prises peuvent immédiatement être mises en application. C'est un pilotage directe des structures (en termes plus pédants, on pourrait parler d'un méta-pilotage de l'entreprise).

Vous avez dit "décentralisation"?

Mais l'hypermonde induit-il une structure d'entreprise déterminée? Il y a deux structures intéressantes: l'implantation spatiale, géographique et la répartition du pouvoir.

La liberté de l'hypermonde par rapport à l'espace matériel, la dématérialisation des structures autorisent une décentralisation des activités. Chacun peut travailler depuis son domicile. On a beaucoup parlé, autour de 1980 puis de 1990, de "télétravail". Et l'on a pu aussi se poser la question de la concentration urbaine: si l'on travaille chez soi, pourquoi pas à proximité d'une plage, d'une piste de ski, ou dans une vieille maison de famille? La décentralisation est une question ancienne, qui opposa, pendant la Révolution française, les Girondins décentralisateurs aux Jacobins centralisateurs. Ces derniers l'emportèrent. On a depuis souvent parlé de décentralisation, René Carmille en 1938 avec la mécanographie à carte perforée, des assureurs comme M. Nardin et Tattevin dans les années 60 avec les premiers ordinateurs, ont plaidé pour une décentralisation sans pour autant priver les instances centrales de leur capacité décisionnelle. Les résultats sont toujours restés modestes. Quant au télétravail, une première vague, autour de l'année 1980, n'a pas eu de suites durables. La technologie était encore chère, à base de terminaux classiques. Et surtout la culture et l'organisation des entreprises ne s'y prêtait pas.

Une deuxième vague s'est formée dix ans plus tard, appuyée cette fois sur le terminal portatif. Et les mêmes arguments reviennent: réduction de la pollution et du temps perdu dans les transports. Mais l'innovation organisationnelle n'étant pas au rendez-vous, il est permis de douter qu'elle ait un plus grand succès que la précédente.

Bref, le progrès de l'informatique et des télécommunications ne s'est pas traduit par véritable délocalisation des activités. Bien au contraire. Le "juste à temps" a conduit les fournisseurs des grandes entreprises à s'installer à leurs portes. Dans les ateliers, les techniques du WCM (World Class Manufacturing, adaptation américaine des méthodes japonaises, voir le livre de Schonberger) ont fait redescendre les ingénieurs au coeur des ateliers, etc. Bref, l'espace s'est resserré autour de noyaux à haute densité.

On a pensé transporter la ville à la campagne. En pratique, dans l'hypermonde, c'est l'image de la campagne qui a rejoint la ville. Les hommes sont restés près les uns des autres, pour jouir d'un maximum d'interactions physiques, pour appartenir à un maximum de groupes, ou pour ne pas mettre en cause les relations de groupe existantes. Zapping social local relayant le zapping des écrans.

De son côté, la campagne s'est trouvée mieux préservée par une faible population agricole et des robots d'entretien que par des marées de touristes. A fortiori dans les fragiles "réserves naturelles". Alors, l'humanité reste concentrée dans un réseau de zones denses. Individus ou groupes en sortent, mais assez peu souvent. Tout le monde y gagne. La nature comme les hommes.

(Note de l'auteur: on pourrait cependant faire ici d'autres hypothèses).

La géographie, en fait, s'est avérée moins importante qu'on ne pensait. Les relations entre les humains sont bien plus centrales. Mais il a fallu tout reprendre au XXIeme siècle. Les idéologies étaient mortes. Communisme, socialisme, autogestion, mouvement coopératif... le libéralisme avait occupé tout le champ de la scène idéologique.


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