Maintenant l'Hypermonde (suite)
Je veux donc assumer franchement toute ma liberté. M'exprimer, me réaliser, créer. Mais exprimer quoi et créer quoi? La nature humaine? Au moment précisément où il y a crise des valeurs? Ou exprimer le monde, modéliser le monde. Mais quel monde?
Les problèmes d'éthique de l'hypermonde ne sont pas fondamentalement différentes de ceux du monde actuel, mais s'y transposent.
Dans l'hypermonde, en première analyse, tout est permis, puisque je n'atteinds que des images, des représentations. Je peux tuer, faire sauter la planète, copuler sans risquer d'attraper le Sida et sous les formes les plus bizarres. Mais il reste toujours au moins un objet réel que je dois respecter: moi-même. Je peux faire le mal dans l'hypermonde, mais jamais tout à fait sans conséquences sur ma psychologie. C'est la première piste. L'hypermonde a ses abîmes, ses drogues psychologiques qui relayent les drogues chimiques du monde matériel. Je dois gérer mon plaisir, ma fatigue. Ma mort, un jour.
Plus subtilement, je dois aussi respecter l'image de moi qui se construit dans l'hypermonde. L'image que les autres voient quand ils me contactent, selon des modes plus ou moins directs. Comme disait ma grand-mère: "Quand on est jeune, il faut s'entretenir pour plaire. Quant on est vieux, pour ne pas déplaire". La machine elle-même appelle un certain respect: "Comme on fait son lit on se couche". Je dois respecter mes prothèses. La domotique est une forme de prothèse riche, englobante. Une forme de réflexion sur moi-même.
Un bricolage révélateur. Et quand je mourrai, je laisserai mes prothèses à mes héritiers. Comme un fossile sa cuirasse.
Dans l'hypermonde, je dois aussi préserver mes relations à la nature, pour ne pas dire la nature même. La nature physique et biologique des écologistes. Et plus encore la nature humaine. Et d'abord, garder un certain contact avec le monde extérieur. Asimov a montré dans "The Caves of Steel", les cavernes d'acier, le cauchemar d'une humanité à qui ferait peur la simple exposition au grand air. Ainsi s'est expliqué, au fil des siècles, la mode des bergeries sous Louis XV, du "retour à la terre" au XIX siècle, et jusqu'à la culture des plantes vertes aujourd'hui.
Reste à réfléchir sur ce qu'est la "nature"! La bergerie des Cévennes dont ont rêvé maints parisiens en quête de retour aux sources est déjà un univers hautement artificiel. Ce débat est toujours à reprendre.
"Là où est le ça, Je dois advenir". Ce résumé fondamental de la morale par Freud se traduit clairement dans l'hypermonde. Je dois intégrer tous les éléments de ma conscience, de la zone de l'hypermonde où je vis et que je construis.
L'intégration, la recherche de la cohérence est une démarche permanente de tout être humain, qu'il mène en lui-même et à travers le monde extérieur, désormais essentiellement médiatisé par l'hypermonde. Je vais donc chercher à rendre l'hypermonde cohérent:
- le monde extérieur (vérité, clarté au sens de Maritain dans Art et Scolastique)
- en lui même, sa cohérence interne, son harmonie, son intégrité (rien ne manque). Intégrer les "machines" et non pas se laisser décomposer en machines séparées.
La cohérence ne suffit pas. Il faut monter. Autrement dit, le sujet transcendantal doit organiser, mobiliser tous les niveaux inférieurs. Ambition infinie, impossible, mais ambition féconde. Qui donne sens à ma vie.
Le sens, c'est la montée de niveaux. Et secondairement seulement le "progrès" au sens du niveau
4. Je dois en permanence tenter de m'élever, de manière cohérente, depuis la brume et le cloaque jusqu'à la maîtrise. En nous référant au modèle à 7 niveaux décrit en annexe, l'éthique peut s'analyser comme suit.
En 1. Echapper au cloaque, à la brume, à l'inexistence.
En 2. Me voici dispersé, je dois clarifier mes idées, organiser mes actes.
En 3. De la dispersion dans les objets élémentaires, de la possession irrationnelle des bibelots, assurer ma cohérence globale.
En 4. Prouver que je ne suis pas une machine, que je n'ai pas l'esprit de système. Ou, analogiquement, que ne suis pas une "bête". Accès à la finesse, à l'instinct.
En 5. Me centrer
En 6. Renoncer finalement à tout pour atteindre l'absolu. Le Nada des mystiques. <¨p>Mais je dois aller aussi en sens inverse.
De 7. Je ne suis pas Dieu et je dois accepter ma finitude.
De 6. Je dois parler, m'exprimer autrement par un cri primal, une mantra ésotérique et propre à moi-même
De 5. Mon discours doit devenir opérationnel. Prouve que je suis capable de produire des machines.
De 4. Ma machine doit s'organiser en sous-systèmes efficients, mon "analyse fonctionnelle" doit s'avérer faisable au niveau "organique"
De 3. Normaliser pour être performant. Mon analyse organique doit descendre jusqu'à la programmation, et à travers elle jusqu'au bit, à l'instruction élémentaire.
De 2. Etre en prise sur le réel. Prouver que j'ai une peau, une sensibilité.
Bref, chaque fois que je me repose à un certain niveau, je dois à la fois faire effort pour monter et descendre. C'est le sort de l'homme, âme et corps, animal raisonnable. Je ne peux renoncer ni à l'un ni à l'autre.
Mais il y a des conditions au mouvement comme à l'existence de chaque niveau. Pour qu'un niveau existe, il a besoin que le niveau inférieur soit dans un état approprié, et notamment :
- soit d'une taille suffisante,
- soit suffisamment dégagé, c'est à dire pas encombré par d'autres structures du niveau supérieur ; notion de disponibilité, d'écoute, de silence. s'il y a une certaine structuration pré-existante, il faut qu'elle soit alors compatible avec les structures que l'on veut y écrire.
D'un point de vue éthique, c'est une traduction du vieil adage "une âme saine dans un corps sain". Pour servir des valeurs morales élevées, il faut déjà que je sois vivant. Et pour rendre service à mon prochain, il faut au moins que je ne sois pas à sa charge faute d'être capable d'assurer ma subsistance.
Mais il y a les cas "héroïques", où un niveau va croître malgré le manque des niveaux inférieurs. Les passivités de Teilhard de Chardin, l'ascèse nécessaire au sportif et à tout professionnel, le témoignage du martyr qui accepte la souffrance et la mort au service d'un idéal. On renonce au plaisir d'un certain niveau pour trouver la plénitude à un niveau supérieur.
Inversement, la santé des niveaux inférieurs a besoin des niveaux supérieurs. Sinon, c'est la maladie psycho-somatique.
Par ailleurs, du fait du "gain", le développement d'un niveau supérieur va permettre la croissance du niveau inférieur bien au delà de ses limites "réelles". On pourrait en faire la définition même de l'hypermonde : mémoire virtuelle de l'ordinateur, espace ludique.
Certains types d'états d'un niveau donné vont "spontanément" pousser vers la montée/la construction des états supérieurs. Soit par manque, soit par excès. La nécessité rend l'homme ingénieux. La restriction de l'espace oblige à faire des architectures. Ou au contraire, l'espace "blanc" est trop grand, et on va y tracer des limites pour se ramener "à taille humaine".
Dans d'autres cas, compenser des déséquilibres, masquer des handicaps ou autres laideurs.
De tous les objets naturels, l'autre homme est le plus important pour l'homme. Et les relations se diversifient à l'infini: l'ami, l'aimé (ou l'aimée), l'enfant.
Dans l'hypermonde, la relation avec les autres hommes est de plus en plus médiatisée, sauf dans la sphère intime. Il faudra garder un équilibre entre la relation directe et la relation médiatisée. Je garde ta photo, les lettres que tu m'as écrite, la bande vidéo que nous avons tournée ensemble. Mais aussi je te tiens la main, je t'embrasse.
Tard. Dans la nuit. Encore une idée. Comme un spasme. Fulgurant. L'un mêlé à l'autre. Génial et horriblement douloureux à la fois. Le moniteur cardiaque en a eu presqu'un haut le coeur lui-même.
Enfin, il faut bien rêver. La fin s'approche. Tous mes fichiers, tous mes pointeurs, je les ai sauvegardés. Bon, c'est sûr. Détruire tout de même ces petits fichiers de saletés que je me gardais dans un coin. Même les intimes n'ont pas besoin de savoir ça.
Je ne trouve plus. Et puis j'ai trop mal à la tête. Attention, le moniteur me fait un petit clignotement amical, en haut à gauche de l'écran principal. Mais il sait comme moi qu'il n'y a plus grand chose à faire. J'ai reçu hier l'extrême-onction.
En physique. Mon neveu Emmanuel a bien voulu faire le déplacement, même pour un vieux progressiste dans mon genre. Il est évêque, et il l'a bien mérité. Et je l'aime bien même si je n'aime guère ces idées.
Allons, mon hypermonde, jouons ensemble, créons ensemble encore un peu. Un petit message. Sur l'écran j'aligne des photos des êtres chers. Souriez-moi une dernière fois. Et puis... j'aimerais encore une ou deux lignes. Une rime, pourquoi pas, cela aurait fait plaisir à ma mère, dont le petit dictionnaire de rimes, rouge, est toujours dans ce qui reste de ma bibliothèque personnelle. Dérisoire et amical.
Armand, Alex, Cyril
Et vous tous, fragiles
Marithé dans mon coeur
J'ai un peu peur.
Même,
J'aime...
Je n'ai pas été plus loin. Spasme. Le bon, cette fois. La main même ne peut plus agir sur le gant, pourtant sensible. Le moniteur a compris. Il clignote un peu plus vite, pour le principe. Et il a prévenu.
Non plus vraiment alerté. Il sait bien qu'il n'y a plus rien à faire. Sinon les dernières sauvegardes, le transfert du dernier mot de passe à l'héritier désigné.
Les voila qui viennent. Ferment les yeux. Disposent le corps. Font les transferts. Le fauteuil est vide. Les gants sensitifs reposent sur le pupitre.
Mais tant pis pour le corps. Dans l'hypermonde de mes intimes, de mes amis, de mes lecteurs, j'ai toujours ma place. Les automates que j'ai créés tiendront compagnie à d'autres amateurs, tiendront leur place dans d'autres vivariums. Je ne suis plus là, mais je suis toujours avec vous.
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