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UNE "ECONOMIE DU REPLI"

Intervention au Club de l'Hypermonde le 30 mai 1995. Reprise le 28 mai 1996
Il est peut-être impossible de construire une "économie de l'information". Les espoirs dans la montée d'une économie de l'information, relancés par les "autoroutes de l'information" et en Europe par le rapport Bangemann laissent sceptiques bon nombre d'entre nous.

Des raisons théoriques mais aussi pratiques


Les raisons théoriques aussi bien que pratiques ne manquent pas pour expliquer cette difficulté. En effet, l'information n'obéit pas aux lois de conservation, de duplication, de coûts de transport ou de stockage qui régissent l'économie de la matière, où deux tonnes d'un même produit exigent pratiquement deux fois plus de matière première, consomment deux fois plus d'énergie et coûtent finalement aussi cher que deux fois une tonne.

La construction d'une telle économie pose d'abord des problèmes théoriques redoutables. Comment valoriser un produit dont la copie ne coûte pratiquement rien. Et qui peut perdre toute valeur par la concurrence d'un autre produit informationnel d'outil comparable. Comment valoriser un service de transport qui correspond certes à un investissement lourd, mais pouvant s'amortir sur un demi-siècle?

Elle pose aussi des problèmes techniques, à commencer par la définition et la protection de la propriété. Comment valoriser de biens que le premier venu peut trouver en libre service sur Internet ? La facilité même de la copie déculpabilise l'honnête homme qui la pratique. Et d'autant plus aisément qu'en se servant il ne réduit pas le stock du propriétaire. A fortiori quand celui-ci est devenu l'une des première fortunes de la planète.

Cette impossibilité n'est heureusement pas prouvée. Ces difficultés pourront peut-être se voir surmontées par le travail conjoint des techniciens et des juristes. Comme le montre par exemple l'adaptation de la norme MPeg II à la protection du droit d'auteur, ou au moins du Copyright. Et il serait plus rassurant, à une époque où les incertitudes ne manquent pas, que nous puissions prolonger à l'information les techniques économiques, commerciales et sociales que nous avons mis si longtemps à élaborer pour l'économie des produits physiques. Mais l'incapacité des théories comme des pratiques actuelles à répondre correctement aux enjeux des "inforoutes" obligent à explorer d'autres voies qu'une simple transposition.

Une solution: le "repli"


C'est par un repli des valeurs informationnelles sur des objets matériels que les entreprises ont essentiellement recours aujourd'hui pour s'adapter aux exigences nouvelles.

D'une part en incorporant de l'information aux objets classiques. Un certain nombre d'objets s'avèrent spécialement porteurs de ce repli. L'automobile, par exemple. Toujours plus câblée, plus intelligente, bientôt dotée de radars anti-collision, d'aides en ligne à la navigation... Elle devient un environnement "immersif" au sens de la réalité virtuelle. Elle justifie des dépenses sans rapport réel avec son utilité fonctionnelle de moyen de transport.

La maison aussi, malgré les difficultés et le peu de succès de la "domotique". Les petits écrans se multiplient. Le téléviseur "central" des années 60 a fait des petits dans les chambres et dans la cuisine. Et d'autres écrans sont venus le rejoindre: minitel, micro-ordinateur, consoles de jeux. Sous les plinthes et les moquettes courent les câbles.

Mais la ville elle-même exprime que la montée de l'informationnel, après une phase de triomphalisme, masque se cache et prend l'aspect d'un retour au "naturel". Pendant un temps, les fils du téléphone, les antennes de télévision, les paraboles de réception satellites s'affichent comme image du progrès. Puis tous ces signes extérieurs de richesse informationnelle se font plus discrets. Tout se passe sous les trottoirs et dans les gaines des immeubles. Les flux de communication se cachent, comme les canalisations de l'eau et de l'électricité. On n'affiche plus "Eau et gaz à tous les étages".

L'informatique elle-même traduit ce repli. Difficile cependant à mesurer globalement, faut de statistiques. Mais quelques faits méritent attention. Et surtout la fine pointe de l'informatique, le logiciel. La fortune de Bill Gates masque les limites de croissance d'un secteur qui pouvait paraître prometteur, couplé à la montée des "services". Bien sûr les logiciels se vendent par quantités toujours croissantes. Mais, dans bien des catégories, les prix baissent plus vite encore, et le chiffre d'affaires stagne ou baisse.

La situation est pire encore pour les "prestations intellectuelles", et notamment les prestations en régie ou au forfait. Car les entreprises surveillent de près leur budget informatique. Comprimant leurs emplois d'une manière générale, elle ne peuvent que dans une mesure modérée faire appel aux services extérieurs. En toute hypothèse, le perfectionnement des outils de développement limite le besoin de recours à des compétences vraiment pointues. Avec un tableur, un traitement de texte, Visual Basic et un outil simple de gestion de bases de données, les utilisateurs eux-mêmes ou des informaticiens de formation sommaire suffisent à la besogne.

Reste alors à inventer, pour l'information, des conditionnements matériels appropriés, aptes à protéger son intégrité physique comme les droits commerciaux de ses auteurs. Les boîtiers de jeux électroniques en donnent l'illustration la plus frappante.

Le papier se trouve ici à une position charnière. Qui explique aussi bien la fascination persistante du "zéro papier" que les résistances à sa suppression et même simplement à sa réduction trop rapide. Le papier aura été, pendant quatre siècles, le vecteur fondamental de l'information. Ce que Mac Luhan a appelé la Galaxie Gutemberg. Il se trouve maintenant menacé par l'écran, qui apporte à l'ordinateur une interface mieux adaptée à la rapidité de ses actions comme de ses interactions avec les humains. Mais sa légèreté, son indépendance par rapport à toute source d'énergie, ses facilités de manipulation, la qualité des graphismes qu'il permet (résolution, contraste, matité/brillance) le rendent encore largement compétitif avec l'écran pour une grande par des applications.

N'espérons pas de solutions faciles


Il y a repli, car la montée pure et simple de l'information dans les prix et les statistiques économiques se voit freinée, voire inversée par cet effet de retour. Les ventes de progiciels augmentent en nombre, mais baissent en chiffres d'affaires, dès que les éditeurs, Bill Gates en tête, ne parviennent pas à maintenir suffisamment haute la pression innovatrice ou le contrôle des marchés.

Relevons quelques uns des problèmes à résoudre, si nous ne parvenons pas à trouver le modèle, le système d'équations qui correspondra aux supports électroniques de l'information, qui nous permettra de parler, en nous inspirant de Jean-Paul Bois, d'une économie à la Maxwell et non plus à la Carnot.

Il nous faudra alors penser et organiser une économie des objets et service fortement chargés d'information, intelligents, à forte valeur ajoutée informationnelle.

Il faudra aussi organiser la transition vers le nouveau système, préparer le "repli" des organisations comme des machines et des hommes. Pendant la phase de transition, les travaux de transfert créeront des emplois. Pour la numérisation des fonds documentaires sur papier, par exemple. Cela peut aider temporairement, sans rien résoudre sur le fond.

Le repli sera difficile à gérer comme à penser. Une croissance linéaire ou exponentielle se laisse assez bien penser au niveau intuitif. Et se ramène (en princiepe) à des équations linéaires par le truchement de quelques logarithmes. Le repli est complexe par nature même. La fronce amorce la catastrophe (voir les beaux dessins, sinon les équations, de René Thom). Mais pouvons nous faire à moins?

Pierre Berger