Maintenant l'Hypermonde (suite)
Un coin perdu. Mehelhteb . On ne le trouve guère sur les annuaires, si électroniques soient-ils. Une banlieue comme une autre. Grise. Pas médiatique. Pas beaucoup d'images dans les bases de l'hypermonde. Qu'iriez-vous donc y voir, y faire? Une épicerie, au plus. Un vague hôtel près de la station service, quand daventure un hypervéhicule est en panne.
Aujourd'hui est un jour pire que les autres. Maintenance généralisée des fichiers de population dans toutes la zone. Avec encombrement des canaux de communication, contrôles spéciaux à tout branchement, mots de passe, rien de commode. La chienlit, quoi.
Dans un coin de hangar, derrière l'hôtel, un couple se réchauffe en faisant brûler quelques déchets. Sans intérêt. D'ailleurs, ils ne sont même pas de Mehelhteb! Ils passaient par là pour le recensement. On leur avait alloué un logement, mais très éloigné du centre. La nuit tombait. La vieille Remspa chauffait, ne voulait plus avancer. Et femme a accouché sur place.
La naissance avait bien été prévue et enregistrée dans les fichiers du système. Mais avec tous ces déplacements et les encombrements, plus personne n'arrivait à joindre personne. Il y avait un hangar.... Ils s'en sont contentés.
Et tout à coup, dans le ciel, des lumières et une sono à la Jean-Michel Jarre. Inattendues. Des zonards qui fouillaient les détritus dans les environs en sont tout décoiffés. Mais qu'est-ce qu'ils chantent là? "Gloria in Excelsis Deo". Drôle de langue. Les lumières encadrent le vieux hangar, entre la station service et l'usine abandonnée. Faute de mieux à faire, ils y vont, trouvent l'enfant, sa mère, et Joseph.
Dans leur coeur racorni par les violences à répétition de l'hypermonde, pourri par l'accumulation des oranges mécaniques, il y a comme un coin chaud. Et frais à la fois. Alors Pierre dit "Il faut appeler la télé. C'est super". Mais les journalistes ont d'autres chats à fouetter? Mehelhteb? Non mais, vous rigolez? Pourquoi pas Vaux en Velin, pendant que vous y êtes. Et un soir de Noël, en plus?
Sri Brani Naromateva est seul. En position du lotus. Entouré de ses écrans, presque éteints. Dans une cellule toute monastique, à Lhassa. A peine quelques lignes ondulantes, quelques dégradés dont il perçoit le sens sans passer par les mots ni même les images figuratives. Pas de gants, ni de casque. Juste une caméra de vision bien éduquée pour surveiller les gestes imperceptibles de ses mains.
Brani a mis des années à mettre au point le logiciel, et à s'entraîner lui-même, pour parvenir à cette perfection de dialogue. Ni mots, ni dessins écrits. Juste un frémissement des doigts. Le système sait où il est, où il tente d'aller. Toujours plus profond. Derrière l'immobilité des écrans, les unités centrales font tourner leur milliers de Mips à pleine puissance. Car derrière un changement de rythme, elles savent elles doivent interpréter toute la richesse des messages de Brani. Pour répondre à chacun d'eux, ce sont de vastes univers qu'il faut balayer, filtrer jusqu'à la quintessence, et lui renvoyer, juste par la musique, à la rigueur la nuance des couleurs d'ambiance, et ces lignes aux ondulations significatives.
Menace. Brani sent. Non, pas menace. Une sorte de
faille, mais une opportunité plutôt, une ouverture.
Vers le nadir? Non, c'est plus précis, plus terrestre. Quelque part dans ce groupe de forces qu'il a senti se constituer vers Assise. Vers la constellation des images d'Assise. Son maître lui a raconté la grande réunion de prière avec Jean-Paul II. Les espoirs de beaucoup. Et puis la montée inexorable des intégrismes de tous bords. Le sang.
Mais cette fois, dans la grande paix, malgré les troubles, oui, du côté d'Assise. Celui qu'ils appellent Saint François. Cette présence. Le système filtre toutes les données disponibles dans les réseaux. Il perçoit comme une montée de densité des communications autour de ce point. Plutôt de bonnes ondes. Du commercial, oui, beaucoup, trop. Mais pas de l'hostile. De l'instabilité dans la fréquence des contacts, qui viennent d'un peu partout. Se passerait-il quelquechose?
Oui. Petite musique. On l'appelle. Et il avait mis les filtres si sévères que c'est pour une cause importante, de quelqu'un d'important. Qui? L'évêque de Lyon. Paix et appel de profondeur. Brani accepte la communication. Vocal seulement. Il n'a jamais rencontré l'évêque de Lyon, mais son système lui confirme que les orientations sont bonnes, de ce côté. Parlons. "C'est le moment, Sri Naromateva. Je pense que nous pouvons faire un pas. Les nouvelles de Rome sont à l'ouverture. De la Pologne au Zaïre, de Tokyo à Port au Prince la paix vient de franchir certains seuils. Je sens passer comme un air d'Assise"
Monseigneur Jacques de Condray est à genoux sur un prie-dieu dans le petit oratoire de l'évêché, sur la colline de Fourvière. Il y a fait ajouter quelques écrans discrets. Et c'est avec un gant sensitif qu'il navigue dans l'hypermonde. Il est ému d'avoir trouvé le contact avec Sri Naromateva, dont on lui a vanté l'esprit d'ouverture aussi bien que la profondeur mystique. C'est une réponse positive qui revient. "Je sens aussi la paix, Père. Nous pouvons faire un pas, je crois. Comment l'entendez vous? Assise, encore?"
"Pourquoi pas sur le Gange, cette fois? Et en hyper, ne nous mettons pas dans les troubles d'un déplacement physique". "Il faudra y venir un jour, vous le savez. La communion des saints, comme vous dites, ne peut pas toujours se contenter de la médiatisation électronique" "Oui, mais pas tout de suite. Travaillons d'abord un peu dans les abstractions de l'hyper. Je suggère une méditation commune, sur un décor Gange, lundi prochain, 12 heures temps universel".
"Vous élargissez à combien de participants?" "Une douzaine, au plus. Un peu toutes religions. Pas un vrai échantillon, comme diraient nos statisticiens, mais une représentation des esprits les plus positifs".
"Une représentation... symbolique?"
Un petit rire à l'autre bout de l'hypermonde. "Nous jouons avec les mots, cher Sri Naromateva" "Appelez moi Brani, nous ne sommes pas en séance officielle"
"Et moi Jacques. Nous jouons avec les mots, avec nos noms mêmes. Bref, quand je dis représentation, je pense assemblèe concrète de représentants mandatés, ou au moins de niveau suffisant"
"Je vous entends, Jacques. Mais ne pourrait-on aussi envisager, en parallèle ou à titre préparatoire, une mise en dialogue de thinkers" "Vous voulez dire, d'automates à base de systèmes experts représentatifs de nos doctrines respectives" "Oui. Cela pourrait déblayer le terrain. Nous pourrions passer d'emblée à un dialogue plus méditatif, laissant à nos thinkers le détail des arguties théologiques. C'est peut être le seul moyen de ne pas retomber une fois de plus dans des querelles sans issue à propos du karma ou de la transsubstantiation".
"Bref, laissons les robots se battre et prions ensemble... un peu trop facile tout de même. Lex orandi lex credendi. S'entendre, Brani, c'est arriver à parler le même langage. Nous taire ensemble ne suffira pas".
"Ah, vous autres occidentaux, pourquoi faut-il toujours que vous vouliez couler l'esprit dans le bronze. On finit toujours avec le bronze des canons!"
"Mais, Brani, vos textes sacrés ne sont pas moins violents que les nôtres!"
"Hélas oui. Et si nous essayions de nous passer du texte pendant quelque temps et de travailler par images, par échange de lieux dans l'hypermonde. Là peut-être nous pouvons nous retrouver. Je pense tout haut. Si nous construisons quelque chose comme une hyper-cathédrale où nous pourrions tous prier à la fois ensemble et chacun sur notre voie. Qu'en pensez-vous, Jacques?".
"Dangereux, dangereux, Brani. Le syncrétisme... mais il faut tenter l'aventure. Mettons tout de même quelques thinkers au travail, avec interdiction de nous déranger sauf s'ils tombent sur quelque formule d'accord. Et, parallèlement, faisons travailler nos architectes d'hyper-espaces, avec interdiction non moins formelle d'échanger autre chose que des images d'hypermondes. Et rendez-vous comme prévu en hyper sur le Gange. D'accord ? Ne perdons pas trop de temps tout de même. Je sens des frémissements un peu malsains du côté des militaires. Ils ont des raisons, je sais bien. Et ils pensent surtout au long terme. Hâtons nous, mais sans rien précipiter"
"Entendu. La paix soit avec vous, Jacques". "La paix soit avec vous, Brani".
Le silence revient. Monseigneur de Condray sort dans le jardin de l'évêché, qui domine cette vieille ville de Lyon. Il fredonne un magnificat en esquissant un pas de danse, sous l'oeil amusé et vaguement réprobateur d'une vieille soeur. A Lhassa, le coeur de Brani battrait un peu plus vite, s'il n'avait depuis longtemps discipliné son coeur. Paix. Nous allons dans le bon sens. L'Himmalaya autour, tel qu'en lui même l'éternité le change...
Ami lecteur, si tu n'es pas croyant, ne va pas plus loin. Ou au moins retire tes chaussures, car nous entrons dans le monde du sacré. Ce n'est pas pour moi, l'auteur de ces lignes, que je revendique la révérence. Mais pour l'habitant de cette petite chapelle textuelle que j'ai voulu lui construire.
Tu m'as suivi. Maintenant je vais parler en croyant, et plus précisément en catholique même si j'appartient à cette catégorie indisciplinée de catholiques qui ne veut faire agenouiller sa raison qu'en dernière limite.
Toi le Verbe
Seigneur, aide moi à bien parler de toi. A faire de la théologie et même de la critique dans une attitude de foi confessante. Tu es présent, Jésus, dans le travail même de ma réflexion. Et si je change ici de style, c'est que je ne peux pas parler de Toi comme du monde, comme d'une machine, ni même comme d'une autre personne humaine.
C'est à la fois une force, ta présence. Et une faiblesse, car je ne puis plus être "objectif", me construire une cuirasse sans défaut face à la logique de mes interlocuteurs, et surtout des meilleurs d'entre eux, ceux qui me lisent dans une attitude critique.
Mais je suis au fond de moi, en liaison avec toi, et c'est ainsi, Seigneur, la seule manière dont je m'autorise à parler de toi.
Toi le vrai
Tu est l'objet éminemment virtuel. Mais aussi l'objet réel qui ancre tout le reste. De Saint Anselme à Descartes. La machine au delà de toutes les machines.
Et finalement, le fondement et le créateur de l'hypermonde comme du monde tout court.
Tu es le Verbe, et c'est en lui que tout a été fait, nous dit Saint Jean. Tu t'intéresses tellement peu à la matière, à la chair. Et Saint Paul a été encore plus loin que toi dans la méfiance, voire dans la condamnation.
Tu méprises même ce que nous semble un travail sérieux. Entre Marthe qui s'agite pour préparer le repas, et Marie qui te fait la conversation, c'est la seconde que tu félicites. Et c'est péché que de renoncer au festin, à la fête, pour aller essayer une nouvelle paire de boeufs. Tu payes aussi cher l'ouvrier de la onzième heure que celui qui a peiné tout le jour, et tu préfères l'enfant prodigue au besogneux râleur...
La théologie traditionnelle, l'imitation de Jésus-Christ, ne prennent pas le travail humain au sérieux. La joie suprême, ce n'est pas le travail bien fait, c'est la contemplation de Dieu.
Toute une tendance s'est donc développée à la fin du XXeme siècle pour exalter un transfert complet de l'Eglise dans l'hypermonde. Une Hyper-Eglise s'est même constituée autour de Boston en 1994. C'est une des formes du mouvement "New Age", à la mode depuis le début de la décennie. Une équipe du Medialab a commencé de partager la prière en hypermédia, puis à célébrer l'eucharistie directement dans l'hypermonde.
Toi, dans les gestes de nos corps
Mais Tu t'es vraiment incarné, en l'an zéro de notre ère. Tu as mangé le pain, bu le vin. Ces produits avancés des technologies de l'époque. Tu t'es laissé baptiser dans l'eau par Jean-Baptiste, oindre les pieds par Madeleine. Tu as souffert après le dernier repas.
Et tu nous as dit "Faites ceci en mémoire de moi". Faire ceci... dans l'hypermonde. Pouvait-on dire la messe, communier au corps et au sang du Christ en restant chacun dans sa bulle? Rome en a décidé au concile de Vatican III, en 2003. Et n'a fait que prolonger sa doctrine classique, déjà exprimée à propos de la télévision: le contact direct, la participation physique à la messe est indispensable.
L'homme est corps. La sphère de l'intimité familiale, le partage de l'espace et le contact direct des corps, époux/épouse, mère/enfant, et simples poignées de main des amis, c'est essentiel. La liturgie n'est donc pas dématérialisable.
Les autres religions ont dit de même. Pas de vie religieuse sans pratiques, sans cérémonies. Parfois réduites à quelques poses mystiques. Parfois étendues aux limites du baroque, voire du mauvais goût, parfois du cruel et du sang. Mais toujours, le corps. Nous ne sommes pas des anges.
<¨p>Et ce n'est pas non plus dans l'abstrait que tu nous permets de nous réfugier pour échapper aux devoirs envers les pauvres, les affamés. "N'attends donc pas de finir tes rèves", chantait le Père Duval dans les années 60. L'hypermonde est tentation d'échapper aux devoirs, au port de la croix. Tu entend le cri du pauvre à travers le grondement des Mips, les épaisseurs successives des couches à haute résolution et les gigabits seconde.
C'est pourtant de plus en plus depuis l'hypermonde que le pauvre nous interpelle. Que toi aussi Jésus tu nous parle le plus souvent. La liturgie du rassemblement n'est qu'hebdomadaire. Et le secours matériel au pauvre assez rare. La vie courante, c'est l'hypermonde. Prières de chaque jour. Et générosité quotidienne aussi. Car, même si l'on mange à sa faim, on peut être pauvre dans l'hypermonde. Sous alimenté d'images de qualité. Malade de ses délires et de ses paresses intellectuelles. Prisonnier des puissants, des médias monopolisés par l'argent. Prisonnier de l'Etat pour les meilleurs raisons.
"Les plus petits, c'est moi", nous redis-tu. Ces handicapés de la parole et de l'expression qui ne savent pas se faire entendre dans l'hypermonde. Qui se
font voler leurs bonnes idées. Ils sont marginalisés, repoussés dans les marais de la culture de masse. Ils ne parviennent pas à se faire reconnaître. Heureux encore s'ils parviennent à se regrouper en petits cercles marginaux qui parfois crèvent l'écran quelques brèves secondes.
C'est à eux, dans l'ennui, la morosité oui le vacarme incohérent de leurs pauvres hypermondes, que tu nous demandes de porter ta parole. "Allez sur les places publiques, et ramassez les boiteux, les sourds et les aveugles". Les gens "pas intéressants".
Non. Père, Fils, Esprit. Dieu n'est pas la quintessence de la complexité. L'immatériel n'est pas le spirituel. Dieu n'est pas la machine, le formel. Il est chair autant qu'Esprit. Il est partout, derrière le brin d'herbe, derrière le lever de soleil, et derrière l'hypermonde comme ailleurs.
Alors, je suis tenté en sens inverse: peut-être même vaudrait-il mieux le tenir à l'écart des représentations de l'hypermonde, le laisser dans la sphère du personnel non médiatisé ou de la rencontre immédiate des corps dans la réunion et les rites liturgiques.
Vatican III a écarté cette autre tentation, bien éloignée de la tradition catholique. Dieu est porté partout. Il l'a été dans le monde du papier, de la littérature, de la radio, de la télévision. Il l'est dans l'hypermonde. L'hypercathédrale, comme disent les ecclésiologues d'aujourd'hui, a enveloppé, sans la remplacer, la cathédrale de pierre. La rencontre physique de la liturgie est comme le foyer rayonnant de multiples représentations dans l'hypermonde.
Et Dieu.
Comment le représenter? Comme le patriarche barbu, comme image de Jésus, comme symbole. Vatican III confirme :"Ne nous privons de rien.
Attention tout de même à ne pas confondre nos constructions avec Jésus, ni nos scripts et nos images de synthèse avec la base traditionnelle: les écritures et la tradition de l'Eglise". Pour les écritures, il n'y a pas d'inconvénient à les lire dans des objets informationnels de l'hypermonde: le papier n'est pas essentiel à la foi. En revanche, la tradition est portée par des hommes réels.
L'important, c'est que l'hypermonde nous conduise à Dieu, nous mette en sa présence. Travail permanent pour les auteurs spirituels comme pour les liturgistes. Il faut prolonger les exercices de Saint Ignace de Loyola ou les conseils de Saint François de Sales devraient pouvoir se transposer sans difficulté. Et finalement, monde matériel et hypermonde, c'est en Christ que tout se récapitule. Le ciel, la terre et l'hypermonde passeront, mais la charité ne passera pas.
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