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Monde du silicium, monde du carbone: plus d'indépendance, plus de dialogue

Pierre BERGER, 9 janvier 1995
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Document provoisoire, à usage interne du club.




 IMAGE Pour tenter de comprendre l'évolution actuelle de l'univers, et de l'humanité en particulier, partons d'une évidence: la croissance exponentielle des machines et surtout, parmi elles, des machines informatiques. Ou si l'on préfère, des nouvelles technologies de l'information.

Le fait n'a pas de causes simples. La croissance des machines est un phénomène systémique, marqué par de nombreuses boucles positives entre les lois de la machine et celles de l'humain. Ou mieux, entre les lois de deux types de chimie. Pour faire simple, caractérisons celle des machines par "silicium", celle de la biologie par "carbone".

Il ne faut pas, en effet, opposer l'humain et la machine. La machine est essentiellement oeuvre de l'homme, porteuse de ses objectifs, de ses valeurs, de ses connaissances, de ses politiques. Même si l'on peut trouver, dans la biologie pré-humaine, quelques pré-machines, comme le nid des oiseaux ou les barrages des castors, la machine est bien, au moins métaphoriquement, notre enfant.

L'externalisation du développement ontologique, c'est à dire le développement des outils, est même un des traits caractéristiques de l'homme émergeant des pré-hominiens.

1. L'espace du silicium polarise et concentre actuellement le développement de la planète

Or, depuis ces origines mais aujourd'hui plus encore, la machine évolue plus vite que l'homme biologique. Notre cerveau ne pèse pas beaucoup plus lourd que celui de l'homo sapiens sapiens. Alors que les quelques kilos de silex, de peaux ou de colorants qu'il employait dans ses grottes et territoires de chasse sont devenus des millions de tonnes de bétons, de matières plastiques, de métaux et, depuis environ trente ans, de semi-conducteurs.

Actuellement, le corps humain continue de progresser en taille, et même sans doute au niveau du cerveau. Mais à une allure qui ne se laisse mesurer que par des dispositifs d'observation précis.

Pendant ce temps, le silicicium et l'univers qui l'entoure progresse à une vitesse rapide mais sensiblement constante, établie empiriquement par Gordon Moore il y a quelque 25 ans: à poids, volume, énergie consommée et coût égal, il double ses performances tous les deux ans.

(On pourrait sans doute prolonger cette loi dans le passé à l'ensemble des technologies, qui ont en général évolué selon des lois exponentielles comparables. Bien que plus lentement et avec de longs retards dus aux périodes de guerre ou de dépression. Une telle loi a par exemple été mise en évidence par Leroi-Gourhan à propos des outils de silex, en mesurant la performance en centimètres de tranchant par kilo de silex).

Cette loi s'applique aussi bien aux microprocesseurs qu'aux mémoires rapides sur silicium (RAM, ROM), aux mémoires électromagnétiques ou optiques (CD-ROM) et aux télécommunications. Avec des irrégularités de progrès des différentes technologies mais une très grande régularité globale.

Les écrans de nos micro-ordinateurs, par exemple, n'ont pas beaucoup progressé depuis une dizaine d'années. Ils sont toujours relativement chers, fatigants pour les yeux, limités dans leurs possibilité de contraste, de matité, etc. Mais il n'est pas exclus de voir des progrès significatifs d'ici à la fin du siècle, avec de nouvelles technologies d'écrans plats. Ce qui laisse de toutes façons quelques

En revanche, les supports optiques, après de longues années d'évolution en laboratoire, ont émergé sous forme de CD-ROM, qui apporte une capacité de 500 millions d'octets pour un prix unitaire de quelques francs, s'il 'est pressé en série.

Et les spécialistes s'accordent à penser que cette montée va encore durer pendant environ 20 ans, soit jusqu'à 2015. Pour la suite, à moins d'innovation technologique radicale, le progrès des circuits intégrés butera sur les lois de l'atome, traduite par exemple dans les relations d'incertitude de Heisenberg.

Cette montée du silicium est en train de modifier profondément l'ensemble de nos technologies mais aussi de notre économie et de l'ensemble de nos relations humaines.

En effet, un très petit espace, puce de silicium, micro-ordinateur portatif, concentre une grande capacité de stockage ainsi qu'une grande vitesse, ou puissance de traitement.

Mais, en même temps, les lignes de communication suppriment en quelque sorte l'espace en mettant en relation quasi-immédiate tous les points de la planète.

Il y a cependant une limite: la vitesse de la lumière n'est pas infinie. Et aucun signal, électro-magnétique ou autre, ne va plus vite que la lumière. Il faut une demi-seconde pour un aller retour d'information par satellite. Plus on tend vers le zéro-délai, et plus ce type de retard devient sensible.

Ce point doit notamment tempérer tous les discours du type "l'intelligence est dans le réseau". Car les hautes puissances de calcul ne peuvent s'obtenir que sous un volume concentré.

Ces performances du silicium nous conduisent à faire passer toujours plus nos consommations, nos productions et toutes nos relations par son intermédiaire. La récente vogue des autoroutes de l'information et d'Internet est en partie une mode surmédiatisée, mais elle n'est qu'une des formes de la montée régulière et puissante des technologies de l'information.

2. Le silicium tend à éliminer le carbone de son espace

Les performances du silicium le conduisent aujourd'hui à chasser progressivement l'homme de son espace, de son temps, de son action. Nous sommes trop lourds, trop lents, trop fragiles, trop consommateurs d'énergie sous des formes complexes, trop générateurs de pollutions, pour rester au coeur de l'univers des machines. Et en plus, nous faisons grève!

Le missile de croisière remplace le bombardier, par exemple.

Les machines automatiques coûtent moins cher que les machines "manuelles", car les interfaces de pilotage sont plus coûteux que les automatismes.

L'entreprise même expulse les humains de ses structures. Elle les a depuis longtemps éliminé des fonctions énergétiques et de la plupart des pilotages simples. Les hommes sont de plus relégués en périphérie de la production: méthodes, maintenance, qualité.

Cela va plus loin avec le BPR, business process reengineering. Il ne s'agit plus simplement de réduire les effectifs pour gagner en productivité par une simple opération arithmétique entre chiffre d'affaires et masse salariale. Il faut éjecter l'homme de circuits décisionnels et de structures de management où il ne fait que ralentir les processus. "Les suppressions d'emplois vont actuellement bon train et le processus se poursuivra pendant un certain temps" écrit James Champy dans son dernier ouvrage (Reengineering du management, Dunod 1995).

On supprime donc le middle-management pour faire descendre le pouvoir sur le terrain, au contact de la clientèle (la "front line"). Mais le jeu va encore plus loin: pourquoi ne pas mettre directement les ressources de l'entreprise au service du client. John Finch (Citybank) déclarait récemment (Object Word, San Francisco, août 1995): nous avons donné le pouvoir aux employés, nous allons le donner aux clients eux-mêmes (on passe de l'"employee empowerment" au "customer empowerment").

Et, tant qu'à atteindre le client, autant se passer des intermédiaires. Sur Internet, on peut vendre directement, sans boutiques. Tout la "chaîne de valeur ajoutée" se trouve concentrée chez le plus puisant (Phil Evans, Boston Consulting Group). Ou, comme le résume Jean-Marie Letourneux : "Après avoir automatisé la production, on automatise la distibution".

On le voit bien dans la banque, où le passage par l'agence devient une exception, grâce aux distributeurs automatiques de billets, guichets automatiques, cartes bancaires, etc.

On le voit pour l'ensemble des services informationnels, que chacun utilise sans intermédiaire depuis la télécommande de son téléviseur jusqu'à son minitel et de plus en plus à sa liaison Internet, qui lui permet aussi bien de faire de la messagerie que de télécharger des images, ou des logiciels et d'acheter aussi des produits matériels qui lui seront ensuite livrés de manière industrialisée.

On voit mal, après cela, comment Al Gore ou Bangeman en Europe parviennent à espérer que les nouvelles technologies de l'information créeront des emplois par millions.

Sauf, hélas, les statistiques du chômage, plusieurs facteurs tendent à masquer cette mutation.

La première est que l'économie de marché tend à tout évaluer en unités monétaires. En dollars, ou en francs, l'industrie et les services informatiques tendent aujourd'hui à la stagnation sinon au déclin dans certains domaines. Non pas que les ventes cessent de progresser, à unité fonctionnelle constante, bien au contraire. Mais les prix baissent plus vite encore.

D'où aussi le "paradoxe de Solow". Il montre que la productivité ne bénéficie pas du progrès de l'informatique. Mais comme, ici encore, on rapporte des dollars à une masse salariale, on ne voit pas que les produits correspondants ont considérablement évolué. Non seulement dans l'informatique mais dans tous les domaines, où nous demandons non seulement les performances, mais aussi la sécurité, la traçabilité, la personnalisation. Citons notamment l'automobile et l'alimentation.

La seconde est la que la puissance de la machine est masquée par sa croissance facilité d'emploi.

La troisième est que la montée du silicium s'exprime non seulement en nombre de machines mais en intégration et en liaison des machines et de leurs fonctions:

- au sein du micro-ordinateur, les applications hier indépendantes s'organisent en outils intégrés et communiquants (c'est l'origine de Windows)

- au sein de l'entreprise, les applications s'organisent en "progiciels intégrés" (SAP notamment), et tous les établissements communiquent entre eux de manière toujours plus poussée; quand les guichets ferment, les machines commencent une longue nuit d'échanges entre agences et sièges, entre usines et bureaux d'études, entre commerciaux mobiles et directions commerciales

- entre entreprises, les ordinateurs communiquent directement entre eux, c'est ce qu'on appelle l'EDI (échange de données informatisé), pratiqué depuis longtemps par les banques et les compagnies aériennes, mais en voie de généralisation.

Le monde du silicium tend donc à s'organiser comme une vaste société de machines. Elles passent plus de temps à dialoguer entre elles qu'avec les humains. Nous sommes rejetés à la périphérie.

3. Le silicium tend à devenir trop pesant pour le carbone, qui doit

De son côté, l'humain, ou si l'on préfère le vole biologique de l'humain, voudrait aussi se dégager de la machine. Des Temps Modernes de Charlot aux écologistes et à certaines sectes, il y a un refus de la machine.

Cette méfiance de la machine n'est pas nouvelle. Elle imprègne un certain nombre d'auteurs bibliques (les chars de Pharaon puis de Salomon...), elle pousse au IVeme siècle les moines au désert..., les Luddites et les Canus à détruire les machines.

Il faut dire que l'image type de la réalité virtuelle ou de l'hypermonde, c'est à dire l'homme coiffé de son casque, coupé du monde extérieur et tout entier engagé dans un univers virtuel, ne peut nous satisfaire.

Ces besoins respectifs de libération et d'autonomie pourraient conduire à des scénarios de divergence entre l'homme et la machine. Une répartition radicale des rôles, un peu comme la phrase de Jésus à Pierre : "Rendez à César ce qui à César, et à Dieu ce qui est à Dieu". Message entendu, par exemple, par les moines du IVe siècle, qui partirent au désert pour fuir les grandes machines romaines.

En fait, le silicium et le carbone, jusqu'à preuve du contraire, ne peuvent se passer l'un de l'autre.

4. Le silicium a encore besoin du carbone

Bien que la loi de Moore s'impose à nous avec une sorte d'objectivité, d'implacabilité. Mais, pour encore longtemps sinon pour toujours, le silicium ne peut se développer sans le carbone.

Les espérances apportées dans les années 60 puis dans les années 80 par les concepts d'intelligence artificielle puis de vie artificielle n'ont pas conduit très loin. Abandonnée à elle-même, la machine, jusqu'à maintenant, n'a rien su créer de nouveau.

Elle a même toujours besoin de nous pour l'entretenir. De moins en moins souvent, car elle est de plus en plus "fiable", "robuste". Mais toujours, à plus ou moins brève échéance.

Il n'est pas impossible que cela change à l'avenir. La machine héberge déjà des être capables de se reproduire, les virus. Nous les percevons essentiellement comme des maladies, mais nous pourrions aussi les exploiter positivement. C'est un peu le cas avec les "agents intelligents" que l'on lance sur le réseau Internet pour chercher la réponse à nos questions.

Il n'est pas impossible, à partir d'un certain seuil quantitatif de développement des machines et de leurs relations en réseau, qu'un nombre suffisant de virus et d'agents intelligents atteignent une masse critique analogue aux seuils du biologique et de l'humain.

Mais pour l'instant, cela reste une hypothèse d'école, jamais vérifiée concrètement. Pour l'essentiel, l'ordinateur reste "une machine bête, qui ne fait que ce qu'on lui dit de faire".

Rien ne dit non plus que cette masse critique soit au delà de ce que peut apporter la chimie du silicium quand elle commencera à buter sur les incertitudes du subatomique. Ou sur les limites de la logique elle-même, démontrées par Gödel.

5. Le carbone a encore besoin du silicium

Nous voudrions retrouver la nature, et les autres hommes.

Mais nous n'y parvenons guère. Pour différentes raisons.

- Il est difficile d'aimer les autres. "Les gens" sont bien peu intéressants, bien peu fiables, par rapport aux héros du cinéma ou de la vidéo, ou par rapport aux machines que nous prenons plaisir à construire. (Sur ce point, hommes e femmes peuvent avoir des attitudes différentes. Cela fait partie des charmes... ou des misères, de notre humanité).

- Nous butons vite les limites de notre temps, de notre capacité de mémorisation. Même pour la famille, par exemple, on ne peut sans papier ou sans ordinateur connaître plus de cinq générations. Sept ferait déjà beaucoup, des arrière-grand parents aux arrière petits-enfants.

Dès que nous voulons aller plus loin, nous devons médiatiser, c'est dire retomber dans le silicium. Faute de pouvoir supprimer notre dépendance par rapport à la machine, il faut au moins l'alléger :

- d'une part par une attitude intérieure de l'individu (détachement)

- d'autre part par une organisation appropriée de la machine.

Au fond, il n'y a pas de "supplément d'âme" qui tienne. Un bon sermon, un témoignage frappant de générosité, ou au contraire la présence d'un danger appelant une réaction héroïque peut nous élever au dessous de nous mêmes, transformer une foule inerte en une croisade conquérante. Mais cela ne dure guère. Et souvent les lendemains déchantent.

Qui veut faire l'ange, fait la bête.

We don't need another hero.

Autrement nous ne pouvons trouver un supplément d'âme que par un progrès des médiatisations: une Loi, une méthode, une constitution démocratique, un forum, une cathédrale, ... bref, du silicium.

Depuis deux ou trois millénaires, nous demandons notre supplément d'âme au livre: Védas, Bible, Coran... Ne nous contentons pas de les reproduire sur CD-Rom. Cherchons directement notre supplément d'âme dans de nouvelles formes de silicium.

Les gourous américains vont jusqu'à avoir des chaînes de télévision particulières. Et Internet ouvre la voie à de nouveaux prophètes, à de nouveaux sages. Ou simplement à la maturité de communautés humaines élargies. Utilisons le groupware pour mieux communiquer, mieux nous comprendre, construire plus avant l'humanité.

5. Les principaux scénarios

En résumé, suivant les tempéraments et les hypothèses faites sur le développement du silicium, on tend à privilégier un scénario ou un autre pour l'avenir. Nous pouvons en recenser quelques uns, mais il faudrait en élaborer d'autres. Et peut-être plus encore travailler sur ceux qui nous paraissent les plus intéressants pour les quantifier, analyser et simuler leur dynamique, leur cohérence, leurs dangers.

- Pas de changement. Nous allons continuer à maîtriser la machine, qui restera toujours fondamentalement "bête" et docile, sous réserve de bien la conduire et de bien nous conduire.

C'est à peu près la position du monde économico-politique actuel. Les technologies de l'information ne diffèrent pas fondamentalement des autres. Gérons bien, faisons un peu d'austérité, et nous retrouverons la croissance et le plein emploi.

- Scénario catastrophe généralisé. Carbone et silicium vont disparaître à plus ou moins long terme. En l'an 2000 par exemple. Pour des raisons écologiques, ou par extinction des ressources nécessaires, etc.

Cela conduit à des positions et des actions plus ou moins nihilistes, suicidaires, etc. Ou a bloquer le progrès par tous les moyens pour viser un retour au passé, aux sources, à la terre, à la nature, etc. Assez logiquement, cela devrait conduire à un malthusianisme radical pour ramener la population de la terre à un niveau compatible avec les technologies visées. Celles du paléolithique ne laissaient guère de place sur la planète qu'à quelques millions d'hommes...

- La machine nous élimine. Les robots prennent le pouvoir et se débarrassent de la race humaine, polluante, encombrante, et d'ailleurs méchante (Auschwitz).
Attitudes possible: après nous le déluge! Ou, du moins, retardons l'échéance.

- Variante: l'humanité constate que, sous sa forme carbone, elle a atteint une limite, que le silicium est seul porteur d'avenir. Elle décide de se suicider au profit de son "enfant". Alain Tournier a décrit une telle variante avec envoi dans l'espace d'un ordinateur géant porteur de tout le savoir de l'humanité, mais dont la mise sur orbite fait une telle pollution qu'elle achève le rendre la planète inhabitable.
Attitude logique, pour celui en tous cas qui a des problèmes avec ses frères et soeurs humains: accélérer le processus, et si possible en profiter, voire faire partie des heureux élus qui s'embarqueront avec la machine. C'est un peu le scénario du jeu Civilisation.

- La machine prend le pouvoir, mais ne nous élimine pas. Nous ayant dépassé en intelligence, elle nous a aussi dépassés en qualités "de coeur", et s'occupe de nous gentiment. On en trouve une variante dans Asimov (Moi Robot) et une dans Moravec (Mind Children). <>BR> Attitude: réalisme, jouons le jeu, il n'y a pas de drame de toutes façons. Après tout, cela ne nous change pas tellement de la classique "providence"...

- Symbiose. Carbone et silicium continuent de progresser, ensemble. L'homme "actuel" n'est pas la fin de l'histoire. Les deux chimies s'intègrent. On greffe des neurones sur du silicium, et réciproquement.

On peut par exemple percevoir cette symbiose comme une sorte de retournement, analogue à celle qui fit passer des mollusques/insectes aux vertébrés. La prothèse extérieure du casque se trouverait en quelque sorte inversée par un passage du silicium au centre même de l'organisme biologique. Et la symbiose pourrait aller au plus profond: l'ADN rejoignant le génie génétique.